Compte-rendu opératoire

mercredi 1 novembre 2017 § 3 commentaires § permalink

Le propre d’une opération sous anesthésie générale est que vous vous retrouvez privé d’un intervalle de temps, d’une façon radicalement différente de la coupure du sommeil. Lors du réveil après avoir dormi, on sait qu’il s’est passé des choses dans ce sommeil, des cycles, des rêves, qu’on a connu diverses excitations sexuelles, qu’on a continué à respirer sauf dans d’éventuelles apnées, qu’on a bougé ou pas, qu’une dormeuse ou un dormeur a mêlé sa respiration à la vôtre, on ne sait pas comment, mais on le sait. Ce sommeil n’est pas radicalement étranger à la veille, même si on a peiné à s’endormir, même si on est incapable de situer le moment exact on est passé dans ces autre état ou qu’au contraire ce passage a pu se faire en un instant, il y a une sorte de continuité, des états intermédiaires. À l’opposé l’anesthésie avec des produits modernes opère comme une coupure radicale. Même passage direct lors de la revivification dans la salle dédiée à cette activité. Clac, on est 2h40 plus tard, parfaitement conscient, ou du moins on le croît, de ce qui nous entoure et sans aucun souvenir, pas la plus petite trace de ce qui s’est produit dans cet intervalle de temps. Le compte-rendu opératoire est un rite contemporain destiné à vous fournir une expérience sans pareille, celle de s’observer rétrospectivement dans un temps où vous n’étiez pas là. Mais il vous prodigue également quelques surprises.
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Effets secondaires

lundi 29 septembre 2014 § 2 commentaires § permalink

Tu as ouvert la notice qu’il ne faut jamais regarder. Tu ne sais pas résister. C’est tellement plus sûr d’avoir un ancrage statistique pour s’inquiéter. Alors tu lis dans la rubrique Effets secondaires les plus fréquemment observés : rêves bizarres. Cela t’étonne un peu. Parce que tes rêves, ils sont déjà assez bizarres. C’est même à ça que tu reconnais que tu es en train de rêver. Mais il y a bizarre et bizarre. Tu rêves d’une femme-tronc. Un homme la porte, avec difficulté. Il la pose par terre. Elle fait une galipette un peu comme un culbuto qui oscillerait trop loin. Elle rit. Lui sourit. Ce qui est bizarre, c’est que cela te paraît tout naturel.

La nuit suivante, nouveau rêve bizarre. C’est un paysage paisible, immobile sauf le frémissement des feuilles dans le vent. Pas trace d’humain ni d’animal. Il ne se passe strictement rien. Et c’est un cauchemar absolu. Le cri s’arrête à tes lèvres, gelé comme le paysage. Rien d’étrange pourtant dans ce paysage. Est-ce une menace invisible qui pèse sur lui ? Est-ce la survie d’un monde où nous ne sommes plus ? Pourquoi te sens-tu comme un intrus dans ton propre rêve ?

Encore une nuit. Tu rêves d’un environnement ordinaire, des rues. Il ne s’y passe rien de spécial. Des passants, la vie quotidienne urbaine. Un homme allongé sur le trottoir, comme il y en a tant près de chez toi. De jeunes lycéens se disputant pour de faux à voix forcée, deux femmes attablées pour boire un café dans la fraîcheur matinale, ostentatoirement belles et heureuses. Tous ces visages sont inhabituellement nets tout de même pour un rêve, inconnus mais pourtant familiers. C’est plus tard, dans la journée, que ton rêve d’avant devient rétrospectivement bizarre. Tu les croises, tous. Tu les reconnais. Ce sont ceux de ton rêve. Toujours inconnus mais plus familiers encore. Comment ton rêve pouvait-il le prévoir ? Tu te souviens de la définition médicale de prémonitoire : « Qui apparaît avant la phase aiguë d’une maladie et en permet le diagnostic précoce1 ». Est-ce eux ou toi que la maladie menace inexorablement ? Est-ce que ton médicament sait des choses sur ton corps que tu ignores ?

  1. Dictionnaire du CNRTL. []

Mange, ma douleur

jeudi 13 février 2014 § 2 commentaires § permalink

lavez, lavez la literie du songe et la litière du savoir : au coeur de l’homme sans refus, au coeur de l’homme sans dégoût, lavez, lavez, ô Pluies !
Saint-John Perse, Pluies VII

Mange, ma douleur ! Dévore mon ventre, c’est là que boxait le kangourou du désir. Il doit encore se cacher quelque part, chasse, mange-le ! Mange les mots, les pires, ceux de la douceur et de la tendresse. Ceux qui font croire qu’il y autre chose au bout que la douleur. Ce sont tes ennemis, les vaisseaux des espoirs déraisonnables. Prends-moi aussi les autres, ceux même que j’écris. Cache-les d’abord puis détruis-les. Mon esprit faible s’en servirait pour espérer. Ne laisse rien traîner, nettoie tout. Ça ne suffira pas, éradique mes pensées, va ma douleur, va sans relâche. Méfie-toi même de mes pleurs, il s’y cache encore de l’espoir.

Madeleine a cent ans

lundi 25 novembre 2013 § Commentaires fermés sur Madeleine a cent ans § permalink

Madeleine enfant
Madeleine a cent ans
         *
Elle est née en novembre 1913
en même temps que
la madeleine de Proust
sa contemporaine
Les deux sont bien vivantes 
         *
Madeleine a regretté
que la madeleine de Proust
ne soit pas une belle enfant
mais la belle enfant de Proust
s'appelait Gilberte
         *
Quand Madeleine eut huit mois
la guerre requit son père
Il ne revint que 5 ans plus tard
la photo est pour lui
dans sa captivité
         *
Le visage de Madeleine
ces jours ci est beau
comme celui de la photo
rond et plein de sa force
         *
aller ou retour Madeleine a du faire
dix mille fois le trajet
de Porte ou Mairie des Lilas
à Saint-Lazare par Gambetta
ou Arts et Métiers
         *
Dans la gare aujourd'hui aseptisée
elle vendait au sous-sol
maroquinerie et parapluies
Trente-sept ans ont passé
depuis sa retraite
         *
Aujourd'hui elle lit des audiolivres
La fontainière du roi de Jean Diwo
La rivière espérance de Christian Signol
histoires de gens de peu 
dont le destin croise des puissants
         *
Elle s'est aussi plongée dans
La touche étoile de Benoîte Groult
où Moïra la destinée distribue
à chacun un lot de bonheur et de malheur
         *
Elle s'intéresse à tout
s'en souvient pareillement
et son appétit mord déjà
un nouveau siècle à belles dents

Ajout le 2 décembre : l’ami Nens, né et grandi tout près de la Grande Beune chère à Pierre Michon a écrit un autre texte à l’occasion du même événement. Je le reproduis ici avec joie et son autorisation.


Madeleine vous avez cent ans

Madeleine, madeleine, vous avez cent ans, c’est la première fois que j’ai, que nous avons l’occasion de fêter une centenaire. Pourquoi est-ce si émouvant de fêter une vie de cent ans, une si longue vie ? C’est tout simple, parce que 100 ans c’est 10 fois 10 ans, et 10 fois 10 ans c’est marrant. Mais c’est aussi 99 longues années, plus une toute petite année. Rien quoi ! De façon plus surprenante, intéressante c’est également un tout petit an plus 99 longues années, et ça c’est formidable !

C’est aussi 4 fois 25 ans, 4 fois une génération, une génération de bons petits gars, de bonnes petites bonnes-femmes. C’est délicieux !

Parce que 100 ans de longue et belle vie, ça nous dit que la vie est longue et belle et ça c’est essentiel pour nous donner envie, l’envie de vieillir.

Madeleine, madeleine sachez, soyez convaincue que vous êtes utile, vous êtes utile à tous, je dirais même que vous nous êtes indispensable. Aussi, vous n’avez guère le choix, il vous faut vieillir encore et encore, pour ceux qui s’occupent de vous, pour nous aussi, nous qui vous voyons bien moins souvent. Parce que ces montagnes sont à vous aussi, parce que sans que vous le sachiez, sans vous, aujourd’hui, elles n’auraient aucun sens, aucunes bonnes raisons d’être là ces montagnes.

Aussi, cela va vous paraître bizarre, rigolo, incongru, mais je vous remercie, oui je vous remercie, je vous remercie d’avoir vécu, d’avoir vécu jusqu’à maintenant, d’avoir vécu si longtemps. Oh je sais, cela n’a pas été toujours rose, c’est pas toujours facile, c’est pas toujours sans mal, parfois douloureux. Mais c’est aussi bien agréable parfois, n’est-ce pas ? Et c’est pour cela, pour tout cela, que je vous remercie.

Si dieu existe, ce dont je doute fortement, pour sûr, il est aux anges. Mais quoiqu’il en soit, aujourd’hui, je suis et j’espère que vous y êtes, aux anges !

nens

Entre deux neiges

mercredi 19 décembre 2012 § Commentaires fermés sur Entre deux neiges § permalink

La montagne que j’imagine au loin a bien passé sa robe blanche et cette année, elle est en dessous du genou. L’hiver lui rend toujours une première visite, parfois dès début novembre. S’il n’a pas oublié de venir avec le froid, la robe ne s’effrangera que doucement. Vient toujours un entracte de redoux, air chaud et humide envoyé par la mer ou l’Espagne, pluie qui déshabille en un jour des versants entiers. Les webcams essayent de regarder ailleurs. L’entracte peut durer parfois jusqu’en février. L’herbe est roussie, les écobuages tracent leurs lignes de feu et suscitent polémiques. Entre deux neiges, la montagne attend et nous avec elle.

saucissonnet 16

mardi 30 octobre 2012 § Commentaires fermés sur saucissonnet 16 § permalink

Rappel, l’explication du pourquoi et comment des saucissonnets est ici.

Syncope

étouffante pesanteur et temps haineux | cœurs trimballés par l’errante histoire | nos amours suspendues | notre temps figé en syncope | intermittence de la pensée

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Prêteur à gages

vendredi 28 septembre 2012 § Commentaires fermés sur Prêteur à gages § permalink

Librement inspiré de et en hommage à une proposition de Frédéric Lordon, n’engage que moi


Le grand bâtiment était impressionnant. Personne ne savait exactement ce qu’il hébergeait, mais sa construction avait duré plusieurs années. Peu de fenêtres, une paroi translucide derrière laquelle on devinait des cloisons, des coffres-forts informatiques, des hommes en complet trois pièces, des femmes en tailleur. La porte était celle d’une cathédrale. Les gens avaient commencé à faire la queue, mais des agents de sécurité leur avaient dit que ce n’était pas ouvert au public. Pourtant, il n’y a avait pas d’autre porte. Les banquiers entraient par la rampe du parking, dans des voitures à vitres teintées. Le grand bâtiment c’était leur prêteur à gages. Il leur prêtait des centaines de milliards d’euros à 0,75% de taux d’intérêt. Une misère. Et eux le prêtaient à leur tour dans leurs bâtiments à eux. C’était les Etats qui venaient y emprunter. Avant c’était la loterie. A certains Etats on prêtait à taux négatif, un peu comme si en se projetant dans un futur lointain on pouvait devenir infiniment riche en empruntant. Mais la plupart empruntaient à des taux très élevés, plus de 6% souvent. Alors les gens en costume trois-pièces du grand bâtiment s’étaient réunis. Ils étaient inquiets. La colère grondait et on parlait de sortie du système de l’euro. Leur problème apparemment, c’était que sans euro, il n’y aurait plus de grand bâtiment. Alors ils avaient eu une idée géniale. Ils allaient racheter la dette des Etats en danger de faillite sur les marchés secondaires de façon illimitée. Les marchés secondaires, c’étaient des bâtiments plus discrets dans lesquels les banques transféraient vite fait les titres des emprunts des Etats, pour se dépêcher d’encaisser leurs gains et minimiser leurs risques au cas où certains commettraient l’irréparable (ne pas honorer leurs dettes). Selon les lois sacrées du marché, en présence d’achats illimités, les Etats pourraient emprunter à des taux de plus en plus faibles, jusqu’à ce que la demande s’équilibre avec leurs besoins. Si vraiment les achats étaient permanents et illimités, le taux pourrait tomber très bas. Mais il n’en était pas question. Ca encouragerait les paresseux à s’endetter. Donc les achats seraient seulement illimités quand il faut, c’est à dire pour s’assurer que le taux soit suffisamment haut pour que les paresseux aient peur, mais juste assez bas pour qu’ils ne fassent pas faillite. Bien sûr, injecter tous ces milliards cela risquait de créer de l’inflation, et les hommes du grand bâtiment n’aimaient pas ça. Alors en compensation les Etats devraient arrêter de payer trop de fonctionnaires, d’investir stupidement dans la recherche, l’éducation ou la santé. Tout irait donc bien. Tout cela en supposant que les banques et les hommes en gris ne puissent pas se mettre pas d’accord pour garder les taux hauts quand ça les arrange. Fastoche.
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Sablier

dimanche 12 août 2012 § Commentaires fermés sur Sablier § permalink

sablier de ciel et d'eau au lac d'Antarrouyes

Il y a des choses qu’on ne voit que sur l’écran de l’appareil photo numérique ou du smartphone. Debout en équilibre instable sur un rocher entouré d’eau, inquiet d’y faire tomber l’appareil, je ne savais même pas ce qui m’avait conduit à vouloir prendre la photo de précisément là. Et puis, fugitivement, sur le petit écran, j’ai vu un gigantesque sablier. En son centre, fine ligne de terre et de rochers, le ciel s’écoulait lentement dans l’eau du lac. De part et d’autre de ce centre se tenaient des montagnes lointaines, nettes dans le ciel, floues dans l’eau. Le ciel paraissait immobile, seule l’eau vibrait. Pourtant qu’est-ce qui pourrait la faire vibrer d’autre que le ciel ?
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Visite

mercredi 1 août 2012 § Commentaires fermés sur Visite § permalink

la lointaine
cette nuit
m'a visité
elle se tenait
impassible
et muette
je n'étais
que question
pas un mot
n'a passé
mes lèvres
délie ma bouche
rends-moi
les mots

Contre-courants

vendredi 27 juillet 2012 § 3 commentaires § permalink

@Lambert_phil a suggéré hier que j’ajoute une île à l’archipel du non-advenu : l’île des découvertes heureuses. Ca ne se refuse pas. Mais il y a un hic, c’est que ça ne peut pas être une île. Tout le monde la chercherait, et personne ne voudrait en partir. Vous voyez déjà la surpopulation. Il faut imaginer autre chose.

En fait, pour parvenir aux découvertes heureuses, il faut d’abord se perdre. Ce n’est pas difficile. En fait, il suffit de se rendre compte qu’on est déjà perdu, de réaliser qu’on est une sorte de colis tombé d’un navire, ballotté par la houle et emporté par le courant. Vous savez le grand courant qui sépare l’île des regrets de celle des choses qui n’ont pas encore eu le temps d’arriver. Celui dont personne ne comprend ce qui le met en mouvement. Ce n’est pas un courant de marée, peut-être est-ce juste l’équivalent liquide de la flèche du temps. Pas moyen d’y résister. Ceux qui essayent s’épuisent et se noient. Heureusement sur les bords il y a des contre-courants. Soudain tout s’y calme, avant qu’on comprenne qu’un contre-courant, c’est quand même un courant. Avec un peu de chance il vous dépose quelque part. Il ne faut pas croire qu’on est arrivé. Souvent les découvertes heureuses sont cachées derrière d’autres. Malheur à ceux qui s’installent obstinément sur une plage illusoire. Il faut beaucoup d’énergie pour se relancer dans le courant. Heureusement, parfois, c’est la tempête qui vous arrache. Elle ne prévient pas, vient de nulle part. On mettra longtemps à le reconnaître mais elle vous arrache en un instant. Le problème pour les cartographes, c’est qu’une fois qu’on a été emporté et re-déposé dans l’heureuse découverte, on ne sait plus où on couche. Pas de GPS disponible. Tout juste les points d’apparition et de disparition des étoiles sur l’horizon dont se servaient les navigateurs dès l’antiquité pour parcourir de grandes distances dans le Pacifique.1 Mais on oublie de suivre ces étoiles, on est trop occupé.

  1. Cf. Wade Dabis, The wayfinders: why ancient wisdom matters in the modern world, House of Anansi Press, 2009. []

Une impression de jamais vu

dimanche 22 juillet 2012 § Commentaires fermés sur Une impression de jamais vu § permalink

l’été s’est fait attendre | nous y éveillons sourire aux lèvres | nus debout derniers instants de fraîcheur | petites lampées de café silencieux | autres dits d’été font vibrer les nôtres | radio ressasse la folie | dit rien de l’injustice | un qui se croit sage dit que la combattre est une menace | deux facettes à notre monde suspendu | savourer faveurs du présent | saisir possibles futurs | cet ici et ce presque là nous donnent | une impression de jamais vu

Mots d’absence

mercredi 18 juillet 2012 § Commentaires fermés sur Mots d’absence § permalink

Le vieil homme ne sait toujours pas pourquoi elle lui rendait visite. Sans doute sa maison au bord du parc, et la curiosité de le voir par la fenêtre assis devant son ordinateur. Elle ne vient plus. Maintenant, c’est son absence qui lui rend visite. Il écrit son absence.


Le fil invisible s’entoure autour de la taille. Il serre. Pas brutalement, juste un peu, juste assez pour qu’il devienne progressivement impossible d’ignorer cette gêne. L’instant d’avant on était plongé dans l’ici, dans le mouvement d’une pensée, dans l’intensité du perçu. Et voilà qu’on est rappelé au désordre. Pourtant tout était parfait. Le pas de la promenade. La pluie légère et chaude. La musique des insectes et du vent. Le vert si éclatant cette année. Soudain la seule présence, c’est son absence. L’absence est ubiquitaire. Elle loge dans cette table au bord du chemin. Elle est derrière cet arbre. Dans l’anfractuosité du mur de pierres sèches. Elle n’a pas de forme, pas même en creux. Elle se cache dans le hangar derrière les tracteurs. Ou peut-être dans ces bateaux curieusement rangés si loin de toute eau. On se ressaisit, si l’absence n’a pas de forme comment aurait-elle un lieu ? Elle doit être en nous. Tapie, c’est elle qui serre la ficelle. On peut conjurer l’absence. Il suffit d’appeler l’absente. De plonger dans la mémoire. Invoquer son visage, qui ne se dérobera pas pour l’instant. Plus sûrement encore redire en soi ses mots. Mais à se remplir ainsi de sa présence, voilà que survient l’absence de l’absence. Perdre son absence, c’est pire que de la vivre. S’abandonner donc à l’absence, accepter qu’elle est notre état.
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L’archipel du non-advenu

samedi 7 juillet 2012 § Commentaires fermés sur L’archipel du non-advenu § permalink

Le Trésor de la langue française informatisé définit advenir comme « se produire, comme une chose possible, mais de manière non absolument prévisible, quoique attendue. ». Le non-advenu n’est donc qu’un tout petit archipel dans l’océan de ce qui ne s’est pas produit. Il se compose de ce qui n’est pas arrivé, aurait pu le faire, et si c’était arrivé, nous aurait pris un peu par surprise alors même que nous l’attendions. Le non-advenu est un archipel pour la raison simple qu’il a plusieurs îles. Il y a celle des choses qui auraient pu arriver et mince on les a loupées, trop tard, dommage, foutu. C’est l’île du regret, avec sa terre pauvre où ne poussent que des plantes amères. Il y a l’île des choses qui n’ont pas encore eu le temps d’arriver, trop tôt, pas prêt, s’est pas trouvé. Elle est grande, et d’où qu’on la regarde on n’en voit jamais qu’une petite partie. L’île de la sérenpidité, malgré sa poétique attraction, n’appartient pas à l’archipel du non-advenu, parce que les choses qui l’habitent sont absolument inattendues, non seulement dans leur survenue mais aussi dans leur nature et leurs conséquences.

L’archipel du non-advenu contient cependant un petit atoll, que de nombreux cartographes ont ignoré mais qui n’a pas échappé aux sagaces philosophes. L’un d’entre eux remarquait : « à chaque instant quelque intention jaillit à nouveau de moi, ne serait-ce que … vers les instants qui adviennent et repoussent au passé ce que je viens de vivre. »1 C’est l’atoll du toujours presque là, où chaque instant s’échappe pour faire place à un autre peuplé de la même attente. On y rencontre des promeneurs un étrange sourire aux lèvres qui ne savent pas quand se produira ce qui peut advenir, mais qui l’appellent à chaque instant.

  1. Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception, toujours selon le TLFi. []

Sentence

mercredi 4 juillet 2012 § Commentaires fermés sur Sentence § permalink

Quand j’écris un texte que je crois personnel, au moment où je le relis avant de le publier, j’ai souvent le sentiment que quelqu’un d’autre l’a déjà écrit. Comme essayiste, je sais que c’est en général vrai. Alors je cherche. Ici, c’est Haruki Murakami que j’ai trouvé, dont voici un lointain écho.


Sentence

On m’a mis là avec les autres. Nous sommes tous l’objet d’une sentence capitale. Ce n’est pas juste un décret du destin, ou la nature d’être mortel. C’est bien une sentence. Quelqu’un ou quelque chose l’a prononcée. La date d’exécution n’est pas connue. On ne nous garde pas dans le couloir d’une prison, où donc nous échapperions nous ? En attendant, nous vivons comme si de rien n’était. En couple ou en famille, parfois seuls. Les enfants aussi sont condamnés, et chacun veut leur cacher. Tôt ils le savent. On ne sait pas comment ils l’apprennent mais ils le savent.

Finalement, nous vivons peut-être aussi longtemps que si nous n’étions pas condamnés. On sait qu’une sentence nous frappe parce qu’à un moment, on nous offre un bonheur. Pas juste une cigarette, un repas ou une musique. Non, un bonheur. Pas forcément celui dont on rêvait, souvent un qu’on ne pouvait même pas imaginer. Mais nous le reconnaissons, toujours. Ici on l’appelle le cadeau. On ne sait pas si c’est de l’humour. Comme la date de notre exécution n’est pas connue, le cadeau vient parfois très longtemps avant. La durée de notre vie après le cadeau doit être tirée au hasard par une sorte de machine. Certains espèrent qu’elle sera courte. Pourtant, nous ne vivons pas dans le malheur après. Nous continuons à aimer, à rire, à nous émouvoir, à jouer, à apprécier ce qui est beau. Ce n’est pas une question de comparaison. La vie ne vaut pas moins la peine d’être vécue après. C’est juste que ce cadeau, nous savons qu’il est le dernier de sa sorte. Nous le reconnaissons toujours, et à ce moment, nous prononçons une phrase. Cette phrase, c’est la sentence. Finalement, c’est nous qui la prononçons.
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Où suis-je ?

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