3. Les défecteurs

lundi 5 novembre 2012 Commentaires fermés sur 3. Les défecteurs

Episodes précédents : il fait un temps de vacance et ce n’est pas de la tarte de démêler nos pelotes dans ces conditions.


On ne sait pas comment cela a commencé. Certains prétendent qu’il y eut une multiplication de gestes de refus, de désobéissance. Les enquêtes déclenchées pour le confirmer aboutirent à un constat paradoxal : des comportements étonnants proliféraient depuis des années, mais on ne pouvait pas vraiment les considérer comme relevant d’une rébellion organisée. Une chef de département multipliait des notes de service remerciant ses subordonnés pour leurs erreurs inspirantes. Un employé réputé calme et serviable produisait des documents fantaisistes, et traitait ceux qui lui en faisaient reproche de mauviettes serviles. On avait découvert qu’une bibliothécaire travaillait depuis des années à une notice bibliographique unique, ayant habilement exploité certains champs sans limites de nombre de caractères pour y injecter l’équivalent de plusieurs volumes érudits. Une comptable plutôt réservée avait commencé à publier chaque lundi un billet sur internet où elle décrivait les habitudes sexuelles de ses collègues, désignés par des pseudonymes, mais aisément reconnaissables par leurs collaborateurs. Le cas n’était pas isolé, mais les enquêteurs avaient trouvé curieux que les collègues concernés rectifient ou précisent les affirmations de la comptable dans les commentaires de ses billets.

Un cas avait suscité une émotion particulière en raison de sa dimension collective. Des ingénieurs d’un centre de conception du géant mondial de l’électroménager avaient mis en place un projet de développement parallèle, avec ses codes, ses objectifs, sa feuille de route, ses affectations de personnel. Il s’agissait de construire un lave-vaisselle réparable par ses usagers, fonctionnant avec seulement 4 programmes et dont la durée de vie estimée serait de 50 ans au moins. Tout les éléments de contrôle électronique y étaient remplacées par une carte coûtant moins de 10 € dont le logiciel serait librement téléchargeable en ligne. Les performances et la durabilité des prototypes étaient comparées à celles d’un modèle des années 1950 qui pesait 80 kg mais dont de nombreux exemplaires étaient encore en service. Leur activité avait été démasquée à l’occasion du suicide d’un cadre qui n’y participait pas mais avait fait l’objet de remontrances en matière de suivi de fiches de projet. Les responsables de la société n’étaient pas entièrement pris au dépourvu : cela faisait des années qu’ils employaient des publicitaires à préparer la communication défendant leurs machines à laver intelligentes contre l’irruption de ce qu’ils appelaient des « machines bêtes ». Ils se demandaient cependant comment ils avaient pu donner leur accord à un projet qui leur avait été soumis sous le nom de code « stupid » et dont les caractéristiques étaient dissimulées sous d’épaisses couches d’invocation de la confidentialité nécessaire.

C’est un peu tautologique, mais la naissance des défecteurs, c’est le moment où un nombre significatif de gens se désignèrent comme tels. Ce geste fondateur transforma en mouvement ce que chacun vivait comme une trajectoire personnelle, et que la société désignait comme une collection de problèmes psychologiques. A part cette appellation de défecteurs, il n’est pas aisé de caractériser ce qui les réunit. Ni même de les détecter. Ils travaillent, ont une vie sociale qu’on dirait normale, s’investissent dans des activités associatives ou culturelles. Pour les sociologues, ils manifestent la bonne santé du lien social. Sauf que c’est celui d’une autre société. Ils ont entrepris une sorte de migration interne, sans changer de pays ou même de région. Ce sont des migrants sur place.

Le nom qu’ils se sont donnés est lui même ironique. Ils se sont construits contre, ou tout au moins en dépassement des deux figures majeures de la défection : le brave soldat Chveïk et Bartleby. Le premier faisait défaut en suivant jusqu’à l’absurde les instructions qu’un système bureaucratique lui donnait, le second en préférant simplement ne pas. 1 L’employé aux écritures finit ainsi par ne rien écrire du tout. A l’opposé, les défecteurs écrivent énormément, et pas du tout conformément aux instructions. Enfin quand on dit écrire, c’est dans un sens très large, parfois ils cultivent un jardin potager, peignent, bricolent, programment, dansent, cuisinent, désirent, philosophent, mathématisent, traduisent, aiment, critiquent, recherchent, s’éduquent et partagent leurs connaissances, imaginent ce qu’ils pourraient vivre et vivent ce qu’ils n’osaient imaginer, s’entraident et se disputent, se passionnent pour d’obscurs sujets et trouvent cependant un public pour partager leur passion. Leur unique trait commun, c’est de consacrer un temps considérable à des activités que toute recherche rationnelle de bénéfices prohiberait. Et comme ce temps, ils ne l’ont pas, puisqu’on leur a savamment volé, il faut bien qu’ils le reprennent. C’est là que ça se corse.

  1. « I would prefer not to ». []

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