Mots d’absence

mercredi 18 juillet 2012 Commentaires fermés sur Mots d’absence

Le vieil homme ne sait toujours pas pourquoi elle lui rendait visite. Sans doute sa maison au bord du parc, et la curiosité de le voir par la fenêtre assis devant son ordinateur. Elle ne vient plus. Maintenant, c’est son absence qui lui rend visite. Il écrit son absence.


Le fil invisible s’entoure autour de la taille. Il serre. Pas brutalement, juste un peu, juste assez pour qu’il devienne progressivement impossible d’ignorer cette gêne. L’instant d’avant on était plongé dans l’ici, dans le mouvement d’une pensée, dans l’intensité du perçu. Et voilà qu’on est rappelé au désordre. Pourtant tout était parfait. Le pas de la promenade. La pluie légère et chaude. La musique des insectes et du vent. Le vert si éclatant cette année. Soudain la seule présence, c’est son absence. L’absence est ubiquitaire. Elle loge dans cette table au bord du chemin. Elle est derrière cet arbre. Dans l’anfractuosité du mur de pierres sèches. Elle n’a pas de forme, pas même en creux. Elle se cache dans le hangar derrière les tracteurs. Ou peut-être dans ces bateaux curieusement rangés si loin de toute eau. On se ressaisit, si l’absence n’a pas de forme comment aurait-elle un lieu ? Elle doit être en nous. Tapie, c’est elle qui serre la ficelle. On peut conjurer l’absence. Il suffit d’appeler l’absente. De plonger dans la mémoire. Invoquer son visage, qui ne se dérobera pas pour l’instant. Plus sûrement encore redire en soi ses mots. Mais à se remplir ainsi de sa présence, voilà que survient l’absence de l’absence. Perdre son absence, c’est pire que de la vivre. S’abandonner donc à l’absence, accepter qu’elle est notre état.

Peut-on lui donner voix ? Marmonner des sons indistincts qu’il faudra interpréter ? Allumer la radio au hasard et noter les premiers mots qu’elle prononce. Répéter l’opération jusqu’à obtention d’un petit énoncé radiophonique semblable aux poèmes soustractifs de Lucien Suel. C’est le bouton off qui y joue le rôle du marker qui barre le reste du texte. Mais le bouton off ne sait pas ce qu’il efface, le hasard n’est pas écrivain sans que nous le guidions.

L’écriture fait mieux parler l’absence, et l’écriture en ligne plus que toute autre, qui parvient à des lecteurs distants sans qu’un objet n’ait transporté les mots écrits vers eux. Des petits signaux voyagent au long de fils ou modulés sur des ondes. Les mots restent cependant ceux d’un absent. D’autant qu’on les fait apparaître à la demande. Cette demande n’est pas semblable au fait de de tourner les pages d’un livre, de parcourir paragraphes et lignes. Cela on le trouve dans toute lecture, celles des pages comme celle de la barre de défilement, de la molette qui tourne ou du pouce qui fait glisser le texte numérique. La demande, c’est la requête à un moteur de recherches, la décision que oui, cette fois, on cliquera sur le lien raccourci du tweet, la noria qu’on fait tourner quotidiennement en consultant quelques sites – rituel du matin ou du soir ou des deux. La réponse à cette demande, c’est le texte lui-même. En ligne, il apparaît souvent progressivement. C’est comme s’il se construisait, prenait corps. L’écriture en ligne est une programmation de comment on répondra à une demande future et incertaine.

Donner corps à l’absence, ce n’est pas faire parler l’absente. Ce serait tricher et l’absence se vengerait. C’est l’absence elle-même qui doit parler. Il y a l’absence silencieuse. Lourde comme une enclume. Elle se tient à côté de nous mais ne dit rien. Ce n’est pas la sienne. Jamais. Son silence est agité ou doux, il inquiète ou ravit, mais jamais il ne pèse. Ce n’est pas son silence qui tire la ficelle. Il y a nos absences à nous. Celles de l’inattention et du rêve éveillé. Elles nous rendent absent à ce qui est présent et présent à ce qui n’est pas là. Il y a l’absence qui fait qu’on ne souvient plus d’un nom. Mais son nom on ne l’oublierait pas, on l’a répété tant de fois en silence. Pour caractériser son absence à elle, il faut, excusez du peu, en passer par la relativité générale. La présence d’un corps y est comprise comme une courbure de l’espace-temps, dont l’attraction est une conséquence. L’absence de ce même corps laisse notre perception toute chiffonnée. Son absence, c’est la mémoire en nous de comment son corps courbait notre espace et notre temps.

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