L’élégance des désespérances par Christophe Grossi

vendredi 5 avril 2013 § 3 commentaires

C’est un grand bonheur d’accueillir Christophe Grossi dans l’atelier. Christophe est un exemple impressionnant des pratiques multifacettes des auteurs / praticiens numériques. Mais il porte aussi une exigence qui lui est propre. Elle se manifeste pour moi par le souffle, la ligne d’énergie qui porte ses textes d’un bout à l’autre et la tension qui les relie à ses photographies. Merci pour celui qu’il a bien voulu héberger ici. Mon propre texte est chez lui : un déboîtement parmi d’autres.


L’élégance des désespérances

Comme il actionnait les soufflets de son accordéon et pianotait sur son clavier droit avec agilité mais qu’aucun son ne sortait de son instrument, tu as d’abord pensé que l’accordéoniste s’échauffait ou se dégourdissait les doigts avant de jouer pour de bon quelques morceaux et de récupérer une pièce ou deux. Qu’il attendait que le métro soit assez rempli. Qu’il n’était pas bien réveillé. Qu’il était triste. Ou.. Tu cherchais une réponse à ta question, une réponse la plus réaliste qui soit puisque tu n’avais pas fait le choix de la lui poser, ta question. Mais à force de le regarder faire semblant de jouer, dix minutes plus tard tu t’es raisonné : son instrument doit être troué, t’es-tu dit, ou alors on joue peut-être ainsi dans ce pays, en silence.

photo Christophe Grossi

Tu ne savais pas qu’ici le gouvernement autorisait les musiciens à se produire dans les rues, le métro et les salles de concert pourvu qu’on ne les entende pas. Tu ignorais qu’on sectionnait ici les cordes des ukulélés, des violons, des contrebasses, qu’on soudait les anches libres des accordéons, des harmonicas, des orgues de Barbarie, qu’on obstruait les trous des flûtes de pan, des ocarinas, des piccolos, qu’on détendait les pistons des trompettes et immobilisait la coulisse des trombones, qu’on supprimait les marteaux des pianos, que les instruments électriques et électroniques n’étaient plus équipés de prises, qu’on avait supprimé les piles, les chargeurs et les groupes électrogènes des supermarchés, qu’on recouvrait les tambours, les tam-tams, les darboukas d’une moquette épaisse et les cymbales de polystyrène, qu’on coupait les cordes vocales des chanteurs, qu’on continuait à faire de la musique et des chansons mais qu’on n’entendait plus grand-chose. Dans ce pays, tu n’avais pas connaissance des dernières règles : on conseillait de fixer dorénavant son attention sur les lèvres, les joues, les gorges, de se griser du mouvement des bras, des mains, des doigts plutôt que de jouir des sons. On devenait ainsi encore plus fétichiste et le gouvernement était fier de cet attachement aux gestes – l’élégance des désespérances. Une vie non pas débranchée, unplugged, acoustique ou insonorisée mais sourde et muette. On n’empêchera jamais le peuple (nos amis) de s’exprimer, de se mouvoir, de s’exercer, clamait le président d’en-haut-d’en-bas. Et tu ignorais cela aussi, que le monde entier venait de saluer cette initiative, qu’on enviait les habitants de ce pays, qu’on encensait son gouvernement, un gouvernement esthète. Personne n’avait encore pensé à ça avant lui, saurais-tu l’entendre ?

Tu es monté dans ce métro dès ton arrivée, il y a une semaine maintenant. Tu as vu défiler, aller et venir des dizaines de musiciens et de chanteurs tandis que les voyageurs tapaient dans leurs moufles, la larme à l’œil. Tu n’as pas vu le temps passer. Personne n’attendait jamais sur les quais, personne ne descendait non plus de ce train, les musiciens et chanteurs apparaissaient puis disparaissaient mais les voyageurs, eux, n’avaient pas de remplaçants. Ils ne se parlaient pas pour autant. Quelques-uns toutefois s’échangeaient entre deux prestations des mots insensés sur les manches des vestons, les pantalons beiges. À un moment donné tu t’es rapproché des vitres, on n’y voyait rien. Je n’ai jamais vu de ma vie des vitres aussi dégueulasses, t’es-tu dit.

Tu ignorais également qu’on encourageait vivement les voyageurs à ne pas quitter le train (une fois en route, le monde, le dehors, l’extérieur, devaient rester flous, boueux, approximatifs) et qu’on recommandait à ceux qui avaient fait le choix de voyager de rester assis, de profiter de leur immobilité dans le mouvement et de vivre à l’abri du monde en désordre (même consigne pour ceux qui montaient par inadvertance dans un train et tant pis pour ceux qui ne comprenaient pas la langue : nul n’est censé ignorer la loi, disait-on alors même que cette mesure n’avait pas sept jours d’existence). Évitons toute installation, toute réunion, bannissons les inerties, condamnons le sit-in, la manifestation immobile, le regroupement, s’étaient exclamés les députés de la ville-d’en-haut. Gardons le monde tel que nous l’avons construit, sans fuite possible, sans couleurs criardes, sans mélodie entêtante et surtout restons concentrés, s’étaient enthousiasmés les députés de la ville-d’en-bas. Après l’ouïe, la vue, titraient les journaux. On n’avait jamais vu si belle initiative, on n’avait jamais vu monde si beau, saurais-tu le saisir ?

Texte & photo : Christophe Grossi, avril 2013.

§ 3 réponses à L’élégance des désespérances par Christophe Grossi"

  • Il faut tout savoir. J’aime le métro, comme d’ailleurs j’aime les gares, les places, les lieux où les gens se croisent. C’est un amour mystérieux, parce que le métro existe, cela est sûr, il respecte ses horaires, il coule avec tous son poids, ses bruits, ses inconvénients. En même temps, si je ferme les yeux, je pourrais penser que je rêve, que c’est tout inventé. Comme cette ville souterraine qui change à chaque jour, gardant pourtant son identité unique. Il est bien donc de savoir ce qui se passe, dans ce monde immense produisant de fragments de vie inattendue, des situations tragiques ou drôles, des « logiques » aussi. J’ai toujours apprécié cette idée du « déboîtement », ce paysage sonore filtré par l’intelligence, l’ironie et aussi, de temps en temps, la capacité de rester tout simplement étonnés, l’élégance des désespérance…

  • Musique silencieuse : un dénommé Cage avait triomphé et était devenu ministre de la Culture.

    Belle idée, à chacun d’écrire sa partition – comme un pianiste en prison jouait sans instrument pour ne pas perdre la main – de remplacer les portées dans l’air par l’air (musical) porté par ses idées, ses doubles croches et ses soupirs.

  • ChG dit :

    merci @Giovanni de partager ici votre expérience des lieux du croisement et de solitude, du désir et de l’inquiétude, à partir de cette petite contre-utopie déboîtée

    en effet @Dominique j’ai pensé à Cage en écrivant ce texte (et me suis même demandé si j’aurais dû rajouter quelque chose, comme en contre-point, sur la musique ferrailleuse du métro, finalement non, une autre fois)

meta