Dîner

dimanche 21 juillet 2013 Commentaires fermés sur Dîner

Ceci est le treizième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


Trois couples. Ils sont liés par d’anciennes amitiés dont on n’est pas sûr qu’elles existent encore mais auxquelles ils sont fidèles. Des liens de lycée, de sport, de vacances, d’amours de jeunesse, d’un milieu commun qui ne les a pas empêché de suivre des trajectoires différentes. Ils sont réunis cette fois par les maladies qui frappent d’autres amis. Se serrent les coudes face à l’adversité qui guette. Il y a les maîtres du monde, les zélés travailleurs et les luxotopiens.

Elle arrive juste d’Antonésie, le nouveau front des ressources naturelles, un pays découpé à la règle et au cutter lors d’une décolonisation dont on a perdu le souvenir. Le pays est entièrement managé par un bureau d’études américain au staff international. C’est incroyable, dit-elle, je gère tout, le budget de l’Etat, les infrastructures, les services sociaux, on est tellement plus efficace. Attention, nous ne sommes pas un monopole, il y a aussi les chinois. Ils sont encore confinés aux secteurs les moins rentables, mais ils s’approchent sournoisement des ressources naturelles stratégiques, les terres cultivables, certains minéraux et l’énergie, bien sûr. Tout de même elle envisage de revenir d’Antonésie, on lui a proposé un beau poste au cœur de l’empire, enfin dans les zones exploitables, fracturables hydrauliquement et pompables bitumineusement. Lui s’occupe des actifs immobiliers et financiers.

Les zélés travailleurs ont choisi de rester dans le secteur public. Ils s’y donnent à fond, avec générosité. Ils jouent selon les règles, celle de la recherche de l’excellence, celle de la bonne gestion des fonds publics, celle de l’évaluation et des indicateurs. L’amertune les gagne cependant. C’est comme s’il y avait un ennemi invisible, qu’ils ne peuvent ou ne veulent nommer et qui serrerait une vis, rétrécissant leurs marges de manœuvre, rendant plus pénible chacun de leurs actes, leur retirant toute vision au-delà du futur proche, faisait valser leurs jeunes collègues au nom d’un curieux mélange de règles bureaucratiques et de principes de mise en concurrence. Pas de renouvellement des contrats au-delà de quatre ans, vu que la fonction publique a sa dignité et pas de postes permanents, vu qu’on est plus dans les trente glorieuses. Leurs projets sont sélectionnés sans arrêt et ils sont évalués en permanence. Ils s’en sortent bien, c’est juste que comment faire le reste ?

Les néotopiens vivent d’un mélange de médiocres financements publics, de rentes minimes genre louer un petit appartement hérité d’une tante, de boulots freelance et de machins inclassables. Ceux là, leurs rentes ne sont pas petites, et c’est pour ça qu’on les appelle des luxotopiens. Comme ils sont occupés à leurs néotopies, ils dépensent relativement peu et deviennent de plus en plus luxos. Ils se disent que ce serait bien d’en faire profiter ceux qui en ont besoin, ce qu’ils font de temps en temps, et encore mieux d’arriver à aider ceux qui veulent changer le système, mais ils n’ont pas vraiment trouvé qui. Le système lui a l’air de s’en foutre. Les zélés travailleurs se demandent comment cela se fait qu’ils se la coulent apparemment plus douce qu’eux. Pourtant c’est simple : les néotopiens de base, ils ont l’inquiétude des fins de mois, du sort qui va se détériorer. Et les maîtres du monde font tout ce qu’il faut pour que cela ne soit pas une hypothèse fantaisiste. Tandis que ceux-là ils vivent sans peur de manquer demain. Pour les maîtres du monde, ce sont des minables qui en plus ont l’arrogance de ne même pas se désoler d’être minables. Comme ce sont des amis d’avant, on leur manifeste discrètement.

D’habitude, tout s’arrête à l’énoncé des positions de chacun. Mais là, ça dégénère. Le maître du monde affirme que toute résistance est vaine, et invite les zélés travailleurs à accepter le règne du privé et ses règles. Le zélé travailleur fronce légèrement un sourcil ce qui est chez lui un signe de réprobation intense. En réponse, le luxotopien demande pourquoi les zélés travailleurs continuent à tolérer tout dont ils se plaignent. La zélée travailleuse déclare tout de bon que ce n’est pas son boulot de changer le monde, qu’elle a appris à faire des trucs très compliqués et qu’elle a l’intention de continuer et qu’en plus les radicaux ne sont même pas foutus de mettre sur la table des alternatives. La confortable radicale vole au secours de son camp et réplique que si, des alternatives, il y en a plein la table et que c’est juste que personne ne les écoute. La zélée travailleuse dit que si c’est vrai, ils n’ont qu’à organiser de grands débats de société et elle y contribuera. Les maîtres du monde s’inquiètent visiblement, pas pour leur pouvoir mais pour la santé mentale de leurs amis d’avant. Le ton a nettement monté et les tables voisines prennent un air gêné. Pour ne pas gâcher l’ambiance, ils coupent court et promettent de se revoir bientôt.

Comments are closed.

meta