Le drone social

jeudi 9 janvier 2014 Commentaires fermés sur Le drone social

Ceci est le dix-septième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


Un si bel édifice. On a mis des décennies à le bâtir. Tout en bas, des soutiers travaillent dans les fondations. Ils sont chômeurs ou mères célibataires, usagers, pigistes, écriveurs de contenus produits par des utilisateurs, patients, élèves, monteurs de meubles en kit. La plupart du temps, ils ne savent pas qu’ils sont des soutiers. Ils croient juste que la vie est dure, que c’est comme ça, mais ça pourrait être pire. Parfois ils se rebellent, tentent de reprendre le contrôle sur leurs vies, mais on s’est arrangé pour que ce soit difficile, au moins au début. Puis, il y a leurs interlocuteurs. On leur confie des tâches qui sont comme un morceau d’un grand puzzle dont la plupart des pièces sont cachées. Recevoir tant de personnes en difficulté par mois, répondre à tant d’appels, produire tant de feuillets de manuel technique, modérer tant de SMS, prescrire pour telle affection conformément aux normes, mettre des notes réparties selon une belle gaussienne.

Ils ont des superviseurs, qui sont là pour les aider et leur expliquer que oui, c’est absurde, mais si l’on veut préserver une marge de liberté, il faut jouer le jeu. On les surveille de toutes les façons possibles. Leurs vrais superviseurs, ce sont des formulaires, des feuilles de calcul, des bases de données, la boîte de réception de leur email. Jamais ils ne voient ceux qui écrivent ces programmes, conçoivent ces formulaires. Mais ceux-là, ils ont aussi leurs superviseurs, des feuilles de spécification, des nombres de lignes de code ou de points de fonction. Ils sont loués par des entreprises et travaillent pour deux « patrons » dont l’un leur interdit d’en faire trop pour l’autre, qui lui se plaint de leur manque de performance au premier. Il y en a comme cela des couches et des couches, des consultants, des experts en évaluation de politiques, des analystes financiers, des conseillers en communication. Certains croient qu’en haut, il y en a qui se la coulent vraiment douce. Peut-être. En tout cas, ils ont de bons indicateurs, ils sont de plus en plus riches. Ils sont de partout et de nulle part. Mais ils sont inquiets. Parce que ce n’est pas possible que tout n’explose pas. Ils savent combien l’édifice est fragile, puisqu’ils passent leur temps à le réparer, à le déplacer chaque fois qu’une action ou une politique le rattrape. Alors ils sont terrés dans le luxe, prisonniers dans leurs palais discrètement gardés. Là aussi certains essayent de se rebeller. Ils sont neutralisés en un rien de temps, transférés dans la réserve pour inadaptés à la richesse et au pouvoir.

Ce qui compte, c’est que plus on a de pouvoir de décision et de moyens d’action, moins on soit confronté aux effets de celles-ci, sauf les effets sur les indicateurs bien sûr. Parce que sinon il y a un risque qu’on se mette à la place de l’autre. D’ailleurs, il ne doit pas y avoir d’autres. Juste des catégories de gens. Et quelques autres à soi, des autres choisis, avec qui on est gentil. C’est comme cela qu’on peut mener des politiques comme on pilote un drone militarisé. C’est comme ça que les soutiers, les superviseurs et les managers de terrain souffrent en silence, qu’on les traite de malades ou de feignants et que les héros qui prennent sur eux pour laisser un peu de liberté aux autres finissent par craquer.

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