La pensée est-elle libre ?

lundi 10 mars 2014 § 1 commentaire

A l’invitation de Robert Mankin et Ali Reza, j’ai fait hier l’une des interventions introduisant une discussion collective sur « Est-ce que la pensée est libre ? » à la Fondation Deutsch de la Meurthe de la Cité Universitaire de Paris. Les autres interventions émanaient de Denis Kambouchner qui a positionné le débat avec une remarquable clarté et rigueur et Muriel Ekovich qui y apportait le point de vue d’une neuro-scientiste et vidéaste de communication scientifique. Les résidents de la fondation ont animé la discussion. Je ne savais pas trop dans lequel de mes blogs publier ce texte qui porte à la fois sur les libertés dans l’ère numérique et le rapport entre pensée consciente et activités mentales sous-jacentes dans l’écriture. Va pour ce blog ci.


Le cerveau humain a probablement assez peu évolué pendant les 50 000 dernières années, et les capacités intellectuelles des êtres humains ont donc eu un support biologique assez constant. Pourquoi donc un spécialiste du numérique, de l’informatique et d’internet aurait-il quelque chose de spécifique à vous dire sur la question qui nous est posée : « est-ce que la pensée est libre ? » ? C’est que si le support biologique, dont va nous parler Muriel Ekovich, est stable, les conditions de la pensée, de la mémoire, de l’expression, de l’échange, de l’action matérielle, de l’accès à l’information ont profondément changé pendant ces 50,000 années et en particulier récemment.

On a beaucoup discouru, mais on sait en réalité assez peu de choses de la révolution majeure qu’a représenté l’apparition du langage, des langues. On en sait un peu plus de l’apparition de l’art pariétal, et donc de la capacité à externaliser dans des formes matérielles des représentations ou perceptions, et du développement des outils qui concrétisent des procédés, des méthodes. Enfin, on a une assez bonne idée des révolutions qui ont suivi : celles des techniques de la mémoire, de la mesure (arpentage), de l’apparition de l’écriture, du calcul écrit et finalement de cette pensée en information qu’est le code informatique.

Nous pensons donc aujourd’hui (avec un instrument cérébral relativement constant) en disposant d’instruments externes qui mémorisent non seulement des informations et le produit de réflexions antérieures, mais aussi des actes de pensée applicables à de nouvelles informations. Nous interagissons avec d’autres à travers des médiations où les expressions de chacun sont rendues manipulables, réutilisables, modifiables. Dans mes réflexions sur ce devrait être une éducation au numérique, j’ai été jusqu’à juger que nous devons considérer que chacun dispose aujourd’hui en plus de son enveloppe corporelle d’un corps informationnel diffus et partagé avec d’autres.

Je voudrais simplement partager avec vous deux réflexions, l’une venant de mon métier d’informaticien et l’autre de ma pratique d’écriture, notamment de poésie, pratique qui utilise des prothèses numériques mais aussi des techniques mentales. La première réflexion me pousse à modifier la question qui nous est soumise de la façon suivante : à l’ère numérique, à quelle condition la pensée peut-elle être plus ou moins libre ? La seconde consiste à explorer les relations entre pensée consciente et soubassements non conscients de la pensée, et à se demander : si « ça pense en nous », dans quelle mesure la pensée peut-elle néanmoins être libre ?

Nous voilà donc dans un univers où des supports, des composants de la pensée sont extérieurs à nous. Il s’agit de choses tout à fait concrètes : la façon dont un moteur de recherche structure la façon de formuler une requête, la façon dont un média social comme le microblogging (p. ex. twitter) définit des formats (les 140 caractères) et des façons de désigner ce dont on parle. La façon dont un logiciel pour visionner ou écouter un contenu dans tel ou tel média détermine notre capacité à en percevoir ou analyser l’intention, à en annoter le contenu. La façon dont le modèle commercial de tel ou tel acteur conduit à une capture généralisée de nos activités personnelles. Ou la façon dont l’obsession sécuritaire sert de prétexte à une capture également extrême de notre intimité. Ces outils, services ou projets sont des constructions humaines et ces constructions humaines posent des problèmes politiques. Elles posent exactement la question que je vous proposais : à quelles conditions notre pensée sera-t-elle plus ou moins libre dans un tel contexte ? Il ne s’agit pas seulement d’un fait comme celui de la langue, qui est un donné préexistant pour la pensée consciente et l’expression d’un individu. Certes la langue est aussi une construction humaine et a fait depuis longtemps l’objet de politiques, mais avant l’ère numérique, les capacités d’action d’un individu, d’un pouvoir, d’un acteur économique étaient limitées lorsqu’il s’agissait d’y imposer une « grammatisation » pour reprendre une expression que Bernard Stiegler applique aux structures de données, outils et protocoles informatiques.

Nous sommes donc confrontés à une situation où les instruments de la pensée la rendent capable de réalisations accrues mais où ces instruments peuvent nous échapper dans leur devenir, leurs effets. Autrement dit, si nous voulons que la pensée soit libre, il faut nous approprier les choix portant sur tous les outils qui servent à la formuler, la communiquer, la partager.

Me voilà à la seconde réflexion, qui porte sur l’écriture. Bien sûr, les outils d’écriture et leur devenir donnent lieu à des réflexions et débats intenses. Mais je voudrais intervenir sur un autre aspect. Tout un chacun dans l’introspection découvre ce que philosophes et cognitivistes théorisent, à savoir que la pensée consciente n’est qu’une écume sur une mer sans doute pré-verbale, un bouillonnement permanent et parallèle au sens du calcul d’images et d’autres percepts, de sensations, d’émotions qui réveillent sans fin des mémorisations. Or l’écriture poétique telle que je la pratique (et je crois certains autres aussi) passe des allers-et-retour entre l’exercice de la pensée consciente (intention, contraintes, techniques) et celui d’une « dé-pensée » où on laisse émerger du bouillonnement sous-jacent quelques éléments qui vont se verbaliser. Bien sûr, la pensée consciente reprend alors la main. De façon analogue, de nombreux praticiens décrivent la situation où, au réveil, le magma du rêve se solidifie en une phrase qui va constituer l’amorce ou le pivot d’un poème. Les prothèses numériques (dictionnaire de synonymes, trésor de la langue française, etc.) peuvent d’ailleurs servir à une sorte d’usage divinatoire, aidant, comme l’association libre, à la verbalisation du non encore exprimé. À ces allers-et-retour entre pensée et « dé-pensée » s’ajoutent ceux entre écriture personnelle et lecture des autres. Dans un texte sur les outils et la socialité de l’écriture publié avant-hier, j’ai résumé les deux processus par la formule ça écrit en nous ». En fait, ce sont peut-être dans ces allers-et-retour entre pensée du sujet et magma sous-jacent de l’expérience corporelle et de la langue, entre intentionnalité subjective et interaction médiatisée avec les autres que réside une liberté de la pensée. Mais il faut aussi reconnaître quand bien même elle n’existerait pas, la contingence, le jeu du hasard et l’infinie diversité des expériences, suffiraient à produire des effets similaires de singularité.

§ une réponse à La pensée est-elle libre ?

  • Ce que je viens de lire me ramène à mon étonnement d’être si étonnée de t’entendre livrer par coeur ton poème « Surveillance de l’intime et numérique », annoncé comme une lecture-performance. Je me suis dit : je crois que je ne suis plus capable d’amorcer le moteur du par coeur, de cette forme de mémorisation. Et ta phrase « … chacun dispose aujourd’hui en plus de son enveloppe corporelle d’un corps informationnel diffus et partagé avec d’autres », a grand écho en moi. J’ai souvent l’impression que je suis connectée avec une sorte d’intelligence uniquement en présence de mon ordinateur. Il m’accompagne dans mon cheminement de pensée. En revanche, amputée de lui en société, je me sens souvent démunie, impuissante; et pour laisser place aux surgissements du dé-pensé (ça va trop vite), et pour penser au delà des logiques imposées par le discours dominant.
    Merci encore pour ce partage

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