Au dévoté

lundi 24 mars 2014 Commentaires fermés sur Au dévoté

Ceci est le dix-neuxième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


Pendant des années ils s’étaient résignés à aller au dernier moment sauver des politiciens en déroute pour éviter que de pires encore ne prennent leur place. Les politiciens en déroute devenaient de pire en pire et les pires encore, pires encore que pires encore. Ça aurait pu durer toujours, mais là, ils n’arrivent plus à savoir si les moins pires ne sont pas encore pires que les pires encore à force de renoncer à devenir moins pires, de se reposer sur le repoussoir des pires encore. Alors ils décident de leur faire vraiment peur. Pas juste un tour et puis on rentre au bercail, non, ils dé-votent radicalement, pour les deuxièmes tours aussi, même si ça veut dire que l’indicible est dit. Mais ils ne se résignent pas pour autant à laisser les pires encore faire leurs méfaits. Ils sont les premiers à s’y opposer, dans la rue, dans les tribunaux, dans les débats d’idées. Un truc assez troublant c’est que le dé-vote divise les familles, les voisins et les amis, et qu’on en rigole plutôt.

Au début, les conseillers des en déroute leur ont dit de ne pas s’en faire, que les dévoteurs allaient se lasser, qu’on allait les traiter de complices des pires encore, d’inopérants ringards qui n’ont pas compris la démocratie, d’égoistes qui préfèrent se faire plaisir avec le malheur des autres. La difficulté c’est que pendant ce temps les dévoteurs s’amusent bien, sont plutôt actifs sur le fond, généreux dans la vie quotidienne, bref pas vraiment des déserteurs de la chose publique, juste des gens qui ont choisi ce mode de protestation là. Les conseillers disent maintenant qu’ils ne forment qu’une toute petite partie des abstentionnistes, une mouvance marginale, et d’ailleurs est que vous pouvez nous dire qui les représente ? Les prestataires des conseillers multiplient les focus groups pour comprendre ce qui pourrait les convaincre d’arrêter, mais ils ne sont jamais sûrs d’avoir recruté de vrais dé-voteurs pas juste des fainéants qui arrondissent leurs fins de mois à leur raconter des conneries genre « on veut bien revoter si vous instituez la semaine de 32h, un grand impôt progressif à taux moyen réduit par rapport à aujourdhui mais frappant tous les revenus, la mise hors la loi des verrous numériques, le droit de chacun à demander compte des buts du travail qu’on lui fait faire, le droit au partage de fichiers décentralisé sans but de profit, un revenu minimum d’existence, un prix réglementé du foncier, la légalisation du cannabis, une éducation centrée sur la collaboration reconnaissant les contributions aux projets collectifs, un label malbouffe pour tout ce qui n’est pas bio, la neutralité de l’internet avec des sanctions graves contre les atteintes à la liberté d’expression sans décision judiciaire préalable et 4 ou 5 trucs qu’on a oublié mais on vous dira la prochaine fois. »

Ca discute fort vote obligatoire mais la DCRI n’est pas trop pour vu qu’ils ont saisi dans une ferme alternative un brulôt programmatique annonçant l’effondrement du pouvoir juste après l’institution du vote obligatoire. Personne n’a bien compris comment ça se produirait mais vaut mieux ne pas prendre de risques. Pendant ce temps des mesures informelles se développent comme de demander les cartes d’électeur à l’embauche pour vérifier qu’il n’y manque pas trop de tampons.

Une coordination des dévoteurs s’est constituée, formée principalement d’anciens membres des focus groups. Des centaines de petits collectifs dont les membres restent anonymes annoncent qu’il s’agit d’usurpateurs. Mais usurpateurs de quoi, on en sait pas exactement. Sur un site, 2,320,000 personnes se sont engagées à participer dans 5 mois à une action encore tenue secrète. Comme ça, au dévoté.

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