Un monde qui s’accorde à nos limites – Emma Reel

vendredi 4 avril 2014 Commentaires fermés sur Un monde qui s’accorde à nos limites – Emma Reel

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Clefs perdues
Des courriels effacés
Cache-cache improvisé
Pour nos chers disparus
Dans cet univers mathématique j’étais venue demander de combattre à plat, sans coup de pelle, comme pour contester une imagerie belliqueuse qui était restée celle du pentest, de l’intrusion. Je glissais la plaque d’identification sous ma prothèse externe, le métal se réchauffait au contact de ma peau au point que chaque soir à l’ôter je la sentais collée sur mon cœur, et que chaque matin à la repositionner elle me transmettait un frisson. Puis, derrière plusieurs ordinateurs allumés en même temps je lisais Manning plaide coupable, Compromissions, Souveraineté du cyberespace – téraoctets d’un avenir qui télescopait à l’occasion des milliers de goélands poisseux, de harengs pourris ou de porcs empoisonnés charriés à 72 pixels / pouce en surface des eaux. C’était fou, toute cette énergie dépensée à défendre une planète en regardant passer les containers sur des écrans ornés de logos basse consommation.

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Ça n’en finirait pas. Corps sans forme prolongeant le bitume, têtes décapitées pendues aux ponts des autopistas, toujours toujours à Oaxaca, enfants ensevelis sous les décombres de leurs ateliers clandestins de Dhaka alors qu’ils produisaient ces jolis foulards brodés qui seront revendus Made In Tibet, pour les fêtes et pour l’éthique. Au milieu, lorsque deux corps s’étreignaient, même sans feindre de douceur, ils restaient empreints de ces doutes, prisonniers de draps colorés à la dioxine et au bleu de méthylène, répétitions des tentatives d’échappatoire à l’empoisonnement constant dont nos attirails virtuels ne parviendraient pas s’extirper ; il n’y pas d’amour ; il n’y a plus de preuve qui vaille ; il n’y a plus de quête et plus de fugue possible ; ne reste que l’échange du dealer et de son client, mains ouvertes à ne rien demander, vers quelqu’un qui ne veut pas donner, un produit dont plus personne ne veut. Magna culpa. S’accrocher au chat qui dort et à la liste de courses, s’attacher, comme une casserole attache, par accident, un coup de bleach sur le blush et tout sera terminé.

Ne l’attends pas. Inutile de revenir le chercher ici, ici je ne lui avais fourni qu’une planque de passage, comme un hôtel sans fenêtre ; n’insiste pas, il n’est pas là, il n’y a personne ici, il n’y a même plus d’auteur, il reste un algorithme qui te compose les phrases que tu veux lire quand tu googles “jalousie”, “solipsisme”, “facebook”, je ne trahirai pas ne te donnerai pas son adresse je n’ai pas cette adresse, je n’ai, rien, aucune trace, pas d’écrits, pas de mots doux, pas d’objet transitionnel. Pas la patience.

Tu vas finir par réveiller le chat, il dort là au pied du lit, parfois il lève l’œil comme pour demander ‘et c’est quoi’ ‘c’est quoi ce bruit’, ‘c’est quoi encore’, puis il voit le clavier tourner à vide, tourner sans mains, comme un piano à cocktail, il joue avec le fil, il le débranche. Mais l’ordinateur continue sa course folle et seule vers le cloud, et tout ce qu’il produit n’est plus qu’une interception de tes tweets, un filtre agence les mots en fonction des IP et des comportements du navigateur: un cheval de troie a harponné ta souris, ton historique et tes mots de passe puis les ressert en hexamètres disséminés dans les dépêches d’actualités.

L’écriture se joue sans les visages. Quand le signal s’estompe, la narration s’efface.

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Neiges ethernet
Trouble everywhere
The Earth beneath
Her breath

Nous sommes SAILOR & LULA
L’octet et le ping
Le signal et l’analyste
Le rétrovirus et l’antiprothéase

Je ne sais pas comment j’avais fini par installer là mes amulettes, deux livres souvenirs de San Francisco, un paravent, une banquette, une armoire 1930. C’était un endroit très silencieux comme l’hiver, je me doutais un peu que personne ne passerait par là, ça faisait mon affaire, même si je me doutais qu’un jour il faudrait arrêter de déménager comme on voyage, j’avais déjà bien de la chance d’avoir erré un jour fiancée en terrasse à Buenos-Aires ; un peu plus tard ivre dans Cole Valley et le lendemain touriste au long du Bund, apprentissages des cicatrices et des tatouages. Le souvenir resterait au cou des amants quand en aurait disparu le parfum, mais la chance avait été d’écrire autre chose et de savoir cartographier les câbles sous-marins pour calculer la latence la plus courte avant d’envoyer des messages d’amour, Paris-Athènes-Berlin-Londres-New York-Shanghaï et retour,

Texte et image : Emma Reel


Emma Reel est l’auteur de Ah ! (Seuil, 2012). Elle s’exprime également dans divers sites associés à des villes. Chacune de ses présences joue avec les frontières de la réalité et de la narration visuelle ou textuelle en ligne. Elle interroge ainsi notre univers numérique et l’être au monde qui s’y développe. Le texte qu’Emma Reel a bien voulu héberger ici réveille en moi les échos de la speculative fiction et du cyberpunk, mais aussi la sensation que j’avais eue en visionnant le film Babel d’Alejandro González Iñárritu d’un chaos mondial relié par des mécanismes à la fois contingents et interdépendants, où les actes de chaque être humain ont des conséquences imprévisibles et où pourtant il faut vivre et tenter de produire du sens. L’atelier est enrichi de cette irruption si bienvenue, et moi du défi d’avoir dû Tenter sa chance dans son Athènes.

Comme chaque mois, grâce à la générosité de Brigitte Célérier, vous avez accès à la liste des vases communicants.

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