Ballade des hautes vallées

dimanche 4 mai 2014 Commentaires fermés sur Ballade des hautes vallées

Les hommes-creux habitent dans la pierre, ils y circulent comme des cavernes voyageuses. Dans la glace, ils se promènent comme des bulles en forme d’hommes. Mais dans l’air, ils ne s’aventurent, car le vent les emporterait.
René Daumal, Histoire des hommes creux et de la rose amère, Cahiers du Sud n°239, 1941.

on n'est jamais au dehors
ni de soi ni du monde
tout au plus déplace-t-on
la focale et l'angle de nos regards
en se rapprochant de la montagne
c'est d'abord la focale qui change
les distances s'agrandissent
le temps s'allonge
en venant
les déplacements deviennent plus lents
deux heures de fusée ferroviaire
puis une ralentie
trois heures d'autocar
sinuant de gare en gare
il remplace le TER annulé
pour cause de travaux
quatre-vingt minutes de bus là où
jamais train ne fut bâti
fresque au village d'Espinasses
une heure de taxi
dans les gorges fortifiées
le temps de la montagne
la marche est son horloge
les grandes enjambées du berger
cherchant une bête égarée
ou les pas glissés des skieurs
sur la neige
le temps de la montagne
se compte en jours et égrène les minutes
* * *
la vie en Haute-Ubaye a toujours été dure
on la fuyait au loin
veiller aux randonneurs est-il moins rude
qu'hier aux bêtes
même si aujourd'hui on ne garde plus
le pain sec cent jours
pour les mois de famine
où deux jours de cave humide le rendaient presque mangeable
chevreuil broutant parmi les crocus
un chevreuil solitaire nous accueille
indifférent
il broute parmi les crocus
mauves et blancs
à notre approche il se déplace
de dix pas dédaigneux
chemin dans les mélèzes
chemin dans les mélèzes
comme une allée princière
les rêves ici
survivent au réveil
leur harmonie conversante
pose son baume
sur la maladresse
de nos mots
marchant on poursuit ces conversations
silencieuses
regard posé sur un éboulis
surgit l'image d'un visage familier ou oublié
dessins à la bergerie supérieure de Mary
dans la bergerie supérieure de Mary
ouverte au passant
quatre couchages, huit sièges, une table
tant d'attentions
sur les planches du sous-toit
des dessins d'enfants ou de plus grands
cent peut-être
témoins d'instants heureux
* * *
c'est par temps nuageux
et monts visibles
que la montagne nous parle
le plus clair
viens ici
je te montre mes splendeurs
passes-y
mais ne crois pas y habiter
cadran solaire à Fouillouze
l'altitude était rude
mais ses alpages précieux
grandes maisons de Fouillouze
est-ce un hameau ou une ville ?
qui peut imaginer les efforts
pour bâtir le pont qui y mène
* * *
casemates partout
un millénaire de guerres
mais aucune frontière
sur la carte de Bruno Losano
nous voici en Valle Stura
à Sambuco, le sureau
ruines du hameau de Grange
ruines comme bombardées
du hameau de Grange
détruit par les français
se retirant
en représailles imbéciles à d'autres destructions
certes plus meurtrières
* * *
là commence le vallon Pruriac
torrent en bas
puis toboggan sinueux
de courbes neigeuses
joubarbe des montagnes
diverses joubarbes dans les prés
et celle des montagnes sur les crètes de Ferrère
* * *
au-dessus des bains de Vinadio
route ouverte
entre les murs de neige
hauts de six mètres
murs d'avalanche
elle se venge bientôt
en lourds flocons
éphémère manteau
pour les prés d'alpage
* * *
montée dans les arbres
au-dessus d'Argentera
ciel gris, troncs des mélèzes
neige fraîche
mélèzes enneigés
tout se fond en une image monochrome
comme les photos de Jean Gaumy
* * *
le cercle chaleureux de l'amitié
et la tendre douceur d'amour
ont beau graver leurs talismans
si quand il est temps de descendre
les affaires du monde
soufflent des vents inquiets
rien ne sert de les ignorer
mieux vaut les encercler de notre ronde
ronde à la bergerie supérieure de Mary

Quelques notes :

  • De 1912 à 1933, 125 millions de francs de ces époques furent dépensés pour bâtir 22 des 33 kilomètres nécessaires pour rejoindre Barcelonnette par train, avant que le chantier ne soit abandonné. Barcelonnette resta la seule sous-préfecture qui ne fut jamais desservie par le train.
  • Le petit village d’Espinasses, près du barrage de Serre-Ponçon, est un haut lieu des fresques, graffitis et tags.
  • Bruno Rosano édite de merveilleuses cartes et guides de son Val Maira natal, limitrophe de la Haute Ubaye et de la Valle Stura.
  • La Valle Stura de Demonte (Val d’Estura en occitan) appartenait au royaume de Savoie puis à celui du Piémont et enfin à l’Italie. Les troupes françaises l’occupèrent à la fin de la deuxième guerre mondiale, puis s’en retirèrent sous pression des alliés.
  • Jean Gaumy a publié sous le titre D’après Nature (Ed. Xavier Barral) un extraordinaire livre de photographies de paysages montagnards du Piémont. On y trouve également le texte de René Daumal dont un extrait introduit ce billet.

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