Stress en sous-sol

jeudi 31 juillet 2014 § 2 commentaires

C’est une de ces banlieues qu’on dit résidentielles, traversée par un réseau express ferroviaire aux dysfonctionnements proverbiaux. Sortie de la gare par une passerelle courbe débouchant sur un espace qu’on a voulu urbain. Un Franprix en forme de parallépipède aplati. Autour de la place, différents types de fast foods et de supermarchés à prix cassés. En majesté, un gigantesque sushi bar. Tout cela est récent, cheap mais pas encore dégradé. Beaucoup des commerces sont fermés, pour vacances ou déjà délaissés ?

Je ne fais que passer. Les petits traits rouges sur la carte d’openstreetmap me guident vers un escalier d’abord monumental puis se dissolvant progressivement pour devenir un passage incertain, une de ces lignes de désir chères à Pierre Ménard. Un peu plus d’un kilomètre le long d’immeubles collectifs proprets, ni beaux ni laids, R+3 ou 4, pas un commerce ni un café. Pas un chat en fait en cette mi-journée de mi-été. L’hôpital privé est au bout, le long d’une route plus passante. Deux gigantesques rampes pour les handicapés d’aujourd’hui et demain. Hôpital privé citoyen, traitement et attention égale pour tous les publics, déclarent les affiches. Ce n’est pas que discours : il n’y a aucun dépassement d’honoraires. Accueil, cafeteria et couloirs suent la déprime propre à visage humain. Je ne le sais pas encore, mais je vais à l’usine, l’usine contemporaine, celle où c’est nous qui circulons dans la chaîne.

C’est une douleur qui m’amène ici. Une vague brûlure ou plutôt une sorte de blocage de la respiration qui me saisit à l’occasion d’efforts modérés, alors que lors d’efforts intenses même prolongés, je me sens en pleine forme. Elle ne m’inquiète pas vraiment, mais m’énerve considérablement, obstacle indû pour des activités comme marcher vite en ville, monter plusieurs étages d’escaliers deux marches par deux marches ou me promener en montagne. Considérant mon âge et mes antécédents familiaux, l’algorithme cardiologique a décidé qu’il fallait que je passe dans la Machine. Les petits appareils, ceux que des êtres humains manipulent comme on se sert d’outils, n’ont rien vu de vraiment inquiétant, mais le regard de la Machine est plus perçant, il permettra d’éliminer plusieurs hypothèses dont la probabilité n’est pas encore assez faible pour qu’on puisse les écarter. Ou d’en confirmer une, mais de cela on ne parle pas encore, sauf pour rappeler à la raison l’im-patient qui songerait à s’échapper.

La Machine est au sous-sol. Elle est lourde, mais ce sont surtout ses effets puissants qui exigent qu’on lui construise un environnement protégé. Avec ses appareils périphériques, elle coûte plusieurs millions d’euros. Un examen est facturé 90,72 €. Autant dire que la Machine règne en maître. Dès qu’elle est inactive, des clignotants de gaspillage s’allument sur les tableaux de bord manageriaux. Les patients doivent y défiler sans interruption, au rythme le plus soutenu possible, Ce rythme, seuls les servants de la Machine le connaissent vraiment : est-ce que la voiture ou l’ordinateur en cours d’assemblage connaissent la vie de ceux qui les assemblent ? Pourtant, il est possible de reconstituer intellectuellement ce qui se passe. Il y a six catégories de servants, tous attentionnés. Accueil, paperasse et transactions financières ; mise en cabine et en tenue ; actes infirmiers mineurs (un aide-soignant ?) ; soins infirmiers plus complexes ; opération de la Machine elle-même ; analyse médicale des images et informations. Leurs actes sont arrangés en un ballet savant.

Reprenons le point de vue du flux. Soucieux de bien faire, j’ai amené tous mes documents et le Produit. Je reçois la bénédiction de l’agente d’accueil. Attente très brève et le préposé à la mise en tenue me conduit à une cabine (serrure à combinaison) et m’informe que la blouse en non-tissé doit être mise avec l’ouverture devant. Un grand infirmier me conduit à une salle de préparation et me demande de m’allonger pour un électro-cardiogramme. Il en fera un autre après l’examen pour vérifier que l’on ne m’a pas abîmé. Il réagit d’une façon qui me paraît un peu hostile à mes questions de curiosité. Je soupçonne une maladresse de ma part, vite réciproque. Il m’annonce que pendant l’examen on m’injectera le Produit, que ce sera extrêmement désagréable mais que c’est normal. Puis arrivée d’un infirmier qui me pose un cathéter. Je lui demande combien de temps dureront les effets du Produit. Il m’annonce qu’on m’injectera un antidote dès la fin de l’examen qui les arrêtera totalement. M’instruit qu’il faudra que j’arrête de respirer pour des durées allant de 10 à 20 secondes pour la prise des images. Je demande s’il faut bloquer la respiration après inspiration ou expiration. Sourire indulgent : « c’est plus facile après inspiration ». Attente me permettant d’envisager différentes hypothèses sur la nature de l’effet « extrêmement désagréable » du Produit.

L’infirmier me demande de rejoindre la Machine dans une salle voisine. Nouvelle installation : tête calée, jambes surélévées. Nouvelles explications sur le Produit, nettement plus rassurantes. Un casque pour protéger mes oreilles du bruit de la machine. Je demande si je pourrai entendre leurs instructions. « Oui, dans le casque » dit l’infirmier qui ne me semble pas lassé de ma stupidité. L’examen commence. Ce n’est pas mon premier IRM et je retrouve presque avec plaisir la musique Noise de l’appareil. L’opératrice se présente (dans le casque) et me prévient qu’elle me donnera des instructions de bloquer ma respiration. Je ne la verrai jamais et me consacrerai à l’écoute acousmatique de sa belle voix chaude et de son ton neutre pour passer le temps pendant tout l’examen (20 minutes ?). Hélas les messages se feront de plus en plus brefs et rares. « Bloquez votre respiration » devient « Ne respirez plus ». « Vous pouvez respirer » devient « Respirez ». Rythme assez lent des successions de repos et d’apnées. Puis l’injection du produit. On m’a prédit sensations de chaleur de la tête au pied, possibles crampes. Goût dans la bouche d’abord. Je pense aux condamnés à mort américains exécutés avec des produits de fortune et souffrant le martyre jusqu’à ce que leur coeur finisse par céder terrassé de douleur. Je suis honteux du parallèle alors que les sensations sont à peine désagréables, dominées par un mal de tête supportable. Rythme plus rapide des prises d’images, je pense pour éviter de prolonger les sensations dues au Produit. Puis la voie de l’opératrice dit : « l’examen est terminé, nous allons vous sortir de la Machine ». En réalité, c’est la Machine qui m’éjecte d’un mouvement horizontal rapide, comme une navigation allongée dans un tunnel, un accouchement mécanique.

Instruction de me relever. « Ça ne tourne pas ? ». Non. Je marche jusqu’à la salle de préparation où on m’installe la perfusion avec l’antidote du Produit. J’entends déjà le début de l’examen du patient suivant. Le médecin apparaît et m’explique qu’il n’y a pas de problème, juste des choses à surveiller par le cardiologue. Mélange de soulagement et de déception de ne pas avoir d’explication. Je pense aux servants, à leurs journées de travail dans ce sous-sol sans fenêtres, à la succession sans fin des patients, aux explications mille fois répétées.

Si l’oppression thoracique n’est pas d’origine cardiaque, de quoi vient-elle ? Est-ce mon coeur mental qui souffre puisque le coeur physique va bien ? Pourtant ce n’est pas ce que je ressens. Ou alors est-ce que les choses à surveiller par le cardiologue portent de sourdes menaces ? Marche au retour vers le réseau express ferroviaire. Visite au Franprix pour essayer de trouver de quoi m’alimenter. Je fais deux fois le tour pour prendre une golden en polystyrène et des galettes de céréales bio dans le même matériau. Je pense aux photos de marché de Brigetoun, poissons et légumes. Me souviens que le cardiologue a dit : « il faudra aussi voir un rythmologue avec vos extrasystoles polymorphes et antécédents familiaux ». Me souviens de ce que ma mère disait lors de la pose de son troisième pacemaker : « il faudrait juste refuser et attendre la mort subite, mais on est lâche ». Nous préférons passer dans les chaînes des nouvelles usines d’observation et d’entretien. Nous ne réparons plus les objets mais acceptons d’alimenter la grande machinerie de réparation humaine de la médecine occidentale. Je pense à la fin de vie d’Ivan Illich pour me convaincre que ce n’est pas terrible non plus quand on refuse. Soudain, je me souviens que pendant l’examen, ils amplifiaient le bruit des battements de mon cœur et que malgré le casque, j’entendais ce tambour. La musique des cœurs, je ne m’en lasse pas.

§ 2 réponses à Stress en sous-sol"

  • Brigetoun dit :

    oh c’est vrai il faut que je prenne un rendez-vous, mais la machine est évasive, … m’attendrons, ils ont eu leur examen

  • Notre petite usine personnelle est soumise à plus grande : poupées russes à tous les étages (si on les grimpe à pied)…

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