Un quinze août à Paris de Céline Curiol

lundi 1 septembre 2014 Commentaires fermés sur Un quinze août à Paris de Céline Curiol

Le dernier ouvrage de Céline Curiol, sous-titré Histoire d’une dépression, est un exemple abouti d’un courant qui réinvente aujourd’hui la littérature en se moquant de toutes les catégories, en y mêlant le récit personnel, la philosophie, la science, l’observation fine du quotidien et du sensible. Je ne sais pas si elle accepterait en fait l’épithète littéraire pour ce texte, qu’elle a écrit pour tous ceux qui traverseraient ou risqueraient de traverser l’expérience (ou plutôt la perte de l’expérience) dont elle nous fait part, et pour, en la retraçant, accomplir un pas de plus dans son dépassement. Pourtant je l’utilise ici, parce que si la littérature a un rôle à jouer pour, comme le dit Daniel Bourrion, qu’à force d’écrire le monde il devienne plus vivable, c’est à travers des ouvrages comme celui-ci. Ils ne sont pas sans précédent loin de là. Je pense bien sûr à deux ouvrages de Siri Husvedt, La femme qui tremble : Une histoire de mes nerfs et, de façon moins évidente, L’été sans les hommes. Le fil est ici commun, car elles se connaissent. Mais me viennent aussi à l’esprit, par exemple, des textes de Christine Jeanney.

Ce ne serait pas faire justice à Un quinze août à Paris que de le ranger simplement dans cette catégorie maladroitement improvisée. Cela n’expliquerait pas pourquoi c’est un livre que, malgré ou à cause de son exigence, on ne peut pas lâcher. La vraie raison, c’est que non content d’appartenir à une nouvelle catégorie d’écrits, Un quinze août à Paris appelle une nouvelle forme de lecture. C’est donc cette expérience de lecture que je voudrais essayer de partager avec d’autres lecteurs potentiels. L’investissement dans cette lecture est bien sûr empathique : même parmi ceux qui n’ont pas traversé eux-mêmes la souffrance de la dépression, qui n’a pas un ami, une amie qui l’ait fait. Au-delà de cela, la lecture d’Un quinze août à Paris porte en elle, grâce au génie modeste de Céline Curiol, un vertige et une leçon plus universels.

Le vertige, c’est celui de mesurer à quel point nous sommes forcément passé près, la fragilité des mécanismes de toutes natures qui nous maintiennent hors de la dépression la plupart du temps au moins. Ce vertige, le passionné de biologie que je suis l’a déjà éprouvé en mesurant la complexité et l’équilibre systémique de tout ce qui constitue la vie, son apparition et son évolution. Mais le vertige et l’émerveillement d’être vivant alors que cela peut paraître si improbable reste abstrait. En parcourant les différents mécanismes qui contribuent à l’effondrement dépressif, et dans l’autre sens, la patiente reconstitution de ce qui nous en protège et fait de nous à chaque instant des êtres capables de sensations, d’imagination, de récit (de nous raconter des histoires), de volonté et d’action, Céline Curiol nous fait mesurer une fragilité universelle et nous éclaire sur ce que c’est que d’être humain. A propos de son premier roman, Voix sans issue, j’ai écrit (en moins de 140 caractères) qu’il rendait le monde un peu meilleur un petit moment. Mais ce livre-ci nous le rend aussi plus intelligible, plus agissable peut-être.

Pour le comprendre, il nous faut suivre le parcours auquel Céline Curiol nous convie dans les fragments de textes lus par elle et qui ont été autant de points d’appui pour comprendre et ressortir progressivement du puits où la dépression l’avait enfermée. Ce parcours de lecture, ce commonplace book, c’est celui de la lecture d’un écrivain, c’est celui de toute lecture qui se fait au fil d’un projet. Mais pas n’importe quel projet. C’est le projet de survivre et revivre, et cela devient celui d’une philosophe1 de l’esprit et du corps qui fait feu de tout bois, en choisissant les bûches sans préjugé mais avec rigueur.

Le carnet de bord de Céline Curiol dans Un quinze août à Paris mêle opportunément la phénoménologie de Merleau-Ponty, le pragmatisme d’Antonio Damasio, des conceptualisations issues de la psychanalyse (Dr. F paraissant avoir été fort recommandable) avec des fragments d’épicurisme et une bonne dose d’observation intelligente de soi. Ce butinage pourrait être critiqué à la façon dont certains intellectuels stigmatisent celui des internautes, mais ce serait oublier qu’il s’inscrit dans la continuité et la cohérence d’un effort, un effort presque surhumain, celui d’exister ou de ré-exister2. Occupée à montrer le rôle essentiel du corps et des sensations dans l’esprit, la complexité de leurs interactions, Céline Curiol localise à mon « goût » un peu trop cet esprit (celui qui tourne à vide avec férocité dans la dépression) dans le cerveau, alors que je l’imagine plus diffus (non ne rigolez pas), que ce soit dans le corps ou dans l’espace social, y compris numérique. Mais il ne faut pas y voir un dualisme traditionnel, le cerveau qu’elle mentionne est une partie du corps.

Ne pensez pas qu’Un quinze août à Paris soit un livre savant, du moins dans le sens universitaire de ce terme. Cela risquerait de dissuader certains de le lire et leur faire perdre ainsi la saveur délicieuse de tous ces petites sensations et expériences that we take for granted et que nous découvrons soudain dans leur valeur parce qu’on nous fait imaginer en être privés.

Je termine sur une note anecdotique. Je crois qu’il n’y a qu’une mention du mot poésie dans le livre (je me trompe sans doute, mais sans version électronique, je ne peux vérifier). Et cette mention, je ne parviens plus à la retrouver (non, ce n’est pas le poème de la page 133). Cela suffirait à illustrer la complémentarité entre livre papier et texte numérique, ce dernier irremplaçable dès qu’on veut faire quelque chose de ce qu’on lit. Je me souviens que cette mention rebutait l’écriveur de poésie en moi, car elle semblait suggérer qu’il ne puisse pas y avoir de poésie qui s’écrive et se lise dans ces nouveaux registres, mêlant la pensée exigeante et l’évocation des sensations. Mais la mémoire est fragile, et peut-être est-ce une histoire que je me raconte.

  1. Au sens étymologique d’amie d’une forme de sagesse []
  2. Le butinage des internautes participe lui aussi plus souvent qu’on ne le croit d’un projet, mais c’est une autre histoire. []

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