Les années 10 de Nathalie Quintane

mercredi 28 janvier 2015 Commentaires fermés sur Les années 10 de Nathalie Quintane

Dans ce petit coin du Web où je loge mes écrits, une auteure pour qui les prépositions (comme les chaussures et les tomates) sont des sujets méritant qu’on leur donne une place centrale dans un ouvrage bénéficie d’un préjugé très favorable. Et si en plus, elle les décline – les prépositions – pour décortiquer toutes les façons d’échouer à cerner ce que peut recouvrir une notion comme les pauvres, pratiquant ainsi une autodéfense lexicale qui s’adresse aussi à ses propres efforts, le préjugé devient prétexte à une lecture réjouissante. Mais il ne faut pas en rester à ce prétexte. Les années 10 font, fait très rare, un bon petit bout de chemin vers la réalisation d’un programme qui est formulé dans le livre lui-même, tout à la fin :

…que l’acte littéraire en soit un, et qu’il soit symboliquement et socialement actif …, que la lecture de certains textes relève de l’expérience qu’on fait et, s’ils sont bons, mène à la pleine et entière possession de cette expérience et ce, jusqu’à nous pousser à agir ailleurs que dans les livres… »

Ce programme Nathalie Quintane l’énonce pour dire que nous ne parvenons pas à le transmettre. Et bien si, elle y parvient plus qu’un peu. Parlons donc de l’expérience de lire Les années 10. Elle commence par le récit d’une visite de Marine Le Pen dans la ville de D., racontée de l’intérieur (enfin principalement). Puis il y a 4 traitements différents de la difficulté à trouver l’équivalent de ce que nos ancêtres appelaient peuple, des abus qu’il y a à prétendre le cerner par les attributs que de l’extérieur on a jugé caractéristiques de lui et de la fragilité des nous qui pourraient aujourd’hui porter ce qu’on attendait de lui hier. Le dernier de ces traitements, « Le peuple de Maurel », fidèle à l’idée (Rancièrienne) qu’on peut tirer n’importe quel bout de ficelle pour saisir le réel, dépiote la transformation du peuple provençal en santon, sa santonnisation. C’est érudit sans être pédant et profondément éclairant. Et puis c’est parti en vrille, pas le livre, mais ma lecture, en vrille c’est à dire en littérature. À un moment donné, je ne sais plus bien lequel, peut-être celui où elle explique la différence entre une insurrection et l’insurrection et fait remarquer que pendant une insurrection on continue à manger, aller aux chiottes, aimer et se livrer à quelques autres activités non spécifiques des insurrections, alors qu’une recette improvisée de chutney à la bergamote envoyait son odeur de vinaigre dans l’appartement, je me suis mis à rire, Je me suis rendu compte (très tardivement) que le discours du 14 avril 2014, ses cancers alimentaires et ses raviolis hongrois, le parcours de Cergy avec Bofill à la recherche du peuple qui ne reconnaît pas ce qui pourtant a été construit pour qu’il le reconnaisse, le suicide des classes moyennes raconté de l’intérieur, tout cet éclairage subtil, pas méchant mais corrosif, toute la façon dont sa littérature fait effet, c’est le rire et ce qu’il libère même quand le reste n’est pas drôle. Et puis il y a la réflexion sur la littérature et la politique dont j’ai déjà parlé. J’ai fait le chemin inverse de Nathalie Quintane, de la réflexion politique vers la littérature, le croisement est heureux.

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