30. Les ralentisseurs

vendredi 13 novembre 2015 § 2 commentaires

Ceci est le trentième texte de la série Néotopies. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


On a essayé à plusieurs reprises et ça foirait à chaque coup. On a mis le temps à comprendre pourquoi. Ou plutôt comment essayer autrement. C’est que si on tentait de ralentir tout à la fois, on finissait par ralentir ce qu’il fallait pas et pas ce qu’il fallait. C’est qu’en fait on savait pas trop ralentir quoi. C’est quoi qui fait chier quand ça s’accélère ? C’est quoi qui est bon quand ça ralentit ? En plus il y en a qui profitent de quand on ralentit pour nous faire des machins dans le dos à un rythme accéléré. Et puis on a compris qu’il fallait déplacer le problème. Pas se forcer à ralentir, mais donner la priorité à des trucs ralentissants. Ou plutôt des trucs où on ne voit pas le temps passer. Parce que si on ralentit des trucs qui sont déjà chiants, ça risque de ne pas s’arranger. Et si on mesure ce qu’on ralentit, ça va être pire, comme si cela transformait le ralentissement en accélération. Alors on a fait des listes. Pas des todo_listes, des listes de quand on ne voit pas le temps passer. Chacun la sienne, mais il y avait des points communs. Faire l’amour par exemple. Ça ne dure pas forcément longtemps, mais ce qui est un très bon signe, c’est qu’on évalue très mal combien de temps ça a duré. Quand on dit qu’on ne voit pas le temps passer, c’est peut-être cela qu’on veut dire, qu’on ne sait pas à quelle vitesse il passe. Ces caresses, est-ce que cela a duré 20 secondes ou 10 minutes ? Et ce moment où nous nous sommes assoupis après avant de reprendre conscience des limites qui séparent nos corps en temps ordinaires, combien de temps a-t-il duré ? Il n’y a pas que ça. Il y a aussi rêvasser. C’est le truc le plus urgent rêvasser. Des fois on peut rêvasser sur place, mais souvent il faut marcher, tourner en rond même. Écrire aussi. C’est pour cela qu’il ne faut jamais mettre « écrire » dans les todo_listes. Parce que la règle, c’est de faire une todo_liste de tous les trucs urgents et puis on va prendre le premier truc qui nous vient à l’esprit qui n’est pas dans la liste et dont on sait qu’on ne voit pas le temps y passer. Et c’est ça qu’on fait d’abord. Écrire donc. Mais quand on fait les machins de la liste, là on va le plus vite possible. Parce qu’on est pressé de ralentir de nouveau.

Écouter de la musique aussi, rien que ça, écouter c’est tout. Regarder les gens qui passent dans la rue. Jardiner. Dériver dans la ville. Penser à quelqu’un qu’on aurait pu aimer mais ça ne s’est pas fait. C’est juste un cas particulier d’un ralenti beaucoup plus général : imaginer toute les bifurcations que nos vies auraient pu prendre. L’exploration des possibles non réalisés, c’est vachement ralentissant. Là où cela se complique c’est avec la technologie. Parce que les gens croient qu’il faut ralentir son utilisation. Mais ça c’est idiot, parce que le seul résultat c’est qu’on va y passer plus de temps, en général pas agréablement et qu’on en sera plus dépendant. C’est elle qu’il faut ralentir, pas nous quand on s’en sert. Mais ralentir quoi dans la technologie ? Ralentir tous les changements qui nous accélèrent sur place. Tous ces faux changements technologiques qui ne sont faits que pour nous gigoter le ciboulot. Dans mes montagnes, il y a une très vieille machine avec une version ancienne d’Ubuntu. Mieux vaut ne pas la brancher sur internet (quoi que…) mais pour tout ce qui peut se faire hors ligne, c’est exactement pareil qu’une autre. En fait, les vrais concepts de l’informatique, de l’interaction, des documents, ils ont très peu changé depuis 30 ans. Et tous ces gigahertz de calcul en plus, ces téra-octets de stockage, on les a bouffés à thésauriser et à utiliser des logiciels bouffis. J’exagère bien sûr. Mais quand même. Faut ralentir tout changement technologique qui soit ne sert à rien de nouveau, soit ne sert qu’à faire ce qu’on faisait déjà mais des conditions appauvries (petits écrans, absence de clavier, pointeurs imprécis, objets connectés pour rien, par exemple). Bon voilà que je radote, je ferai mieux d’aller ralentir ailleurs.

En tout cas, ils ont fait une drôle de tête quand on s’est dépêché de ralentir. Ils ont adopté des règlements pour interdire les vieilles façons de faire, ils ont dit qu’on faisait courir des risques au bien-être social forcé, que c’était encore pire que les vieilles voitures polluantes. Alors on a accéléré. On a fabriqué des machines à ralentir super-performantes. Sans blaque, elles étaient toutes petites, très simples, elles faisaient ce que font les machines très très vite, tourner en rond de façon très bête mais efficace. Elles persistaient dans leur nature de machines et nous on inventait sans cesse des façons de faire des nouveaux trucs inutiles avec. Du ralentissement de pointe.

Mais c’est pas tout ça, faut que je retourne à ma todo_liste. Enfin pas tout de suite. J’ai une idée d’un autre truc à faire d’abord.

§ 2 réponses à 30. Les ralentisseurs"

  • Brigetoun dit :

    salut à eux..
    plaisir de l’âge qui permet de les suivre sans remords

  • aunryz dit :

    (voilà un ralentisseur sur lequel on ne se casse pas les amortisseurs (sourire)²
    ____
    Ils lui courraient tous frénétiquement après
    impossible de l’attraper !

    il était immobile.

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