Les debouteurs

lundi 11 avril 2016 Commentaires fermés sur Les debouteurs

Ceci est le trente-quatrième texte de la série Néotopies. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


Ici l’auteur doit s’interrompre un instant et faire part de son embarras réjoui. Jusqu’à présent, les néotopies se tenaient bien tranquilles chacune dans son compartiment, lequel fournissait le lieu d’une narration possible, fut-elle un peu chaotique. Ou alors elles se fédéraient en réseaux et coalitions où elles semblaient se figer plus que se sublimer et en tout cas ne s’emparaient pas de la totalité de ce qui nous fait souffrir ou jubiler. Certes, il y eut quelques signes avant-coureurs par exemple dans la troupe d’un fantomatique général. Mais maintenant, les néotopies se fondent en de nouveaux magmas sans pour autant perdre leur identité, leurs lieux se multiplient et prétendent se réapproprier l’espace public pour elles toutes. Au passage ils semblent qu’elles aient également pris possession de l’auteur de ces récits fragmentaires. C’est donc dans la brume du présent que doit s’écrire cet épisode. On ne peut même pas s’inspirer de ce qui se serait passé autrefois à cette même date du 42 mars. Certains cherchent des précédents dans Romaine Germinal, mais non, ce qui se passe ne ressemble à rien et à tout à la fois. Rien à faire, il faut écrire dans ce présent de la perception dont le philosophe1 disait : « Il nous faut bien refuser à la conscience perceptive la pleine possession de soi et l’immanence qui exclurait toute illusion ». Renonçons donc à la pleine possession de soi et illusionnons-nous s’il le faut.

Les debouteurs sont apparus, ils se sont emparés de la nuit, qui elle-même s’est emparée du jour. Les debouteurs sont debout, ou bien assis sur un sol dur, deux positions également inconfortables à la longue pour les vieux, mais pas grave, pour une fois il y a surtout des jeunes, et les vieux redécouvrent assez vite les vertus du tabouret pliant. Les debouteurs déboutent pas mal. Au début, les déboutés ont pris ça à la rigolade. Non mais quoi, qu’est ce qu’ils s’imaginent ces rigolos, ne savent même pas qu’il y a un monopole de l’usage légitime du déboutage, qu’il s’agisse de droit d’asile, des allocations chômage, de revenu de solidarité conditionnel, du temps de parole dans les médias, de la candidature aux élections ou de la contribution aux constitutions. Et ils prétendent débouter des ministres, des banquiers, des chefs de parti ou de savants doctrinaires de la post-démocratie. Pourtant se passe un truc bizarre. Quand après un vote confus dans une assemblée générale nocturne, on décide de débouter l’un de ces oligarques, de curieux troubles se manifestent chez lui. Pas seulement des troubles à l’ordre public. De vagues doutent qui crispent l’intestin. On prétend qu’un ministre a demandé à son chauffeur de lui confirmer que le gouvernement était toujours en place. Du coup, ils en rajoutent dans les coups de menton et l’air sûr de soi.

Ça panique en haut lieu, sauf ceux qui jamais ne doutent de rien. Le pire justement c’est qu’il ne se passe rien. Enfin rien de ce qu’il y a dans les livres d’école de la contre-insurrection. C’est juste quelque chose dans l’air et les gens viennent en sentir l’odeur, en écouter le bruissement, ils veulent en être, même un petit moment, en garder des souvenirs. Et ça croît et se multiplie sans permission et hors des règles. Il y a même une croissance des décroissants. On a déjà essayé pas mal de trucs, le rétablissement de punitions corporelles particulièrement brutales contre les adolescents indisciplinés, l’augmentation des mises pour acheter des syndicats qui de toute façon sont sur la touche, envoyer des CRS piétiner des plantes vertes, déléguer quelques politiciens pour s’infiltrer dont il semble qu’ils se font circonscrire. Côté responsables des forces de l’ordre, il y a une double inquiétude de la hiérarchie : que le tiers de fachos qu’on a laissé s’installer se mettent à tuer quelqu’un et que ce qui reste vaguement républicain s’avise de fraterniser. Le mouvement reste sympathique. Les retors disent de ne pas s’en faire, qu’il y a les vacances. Mais merde qui a inventé les zones qui font que ça va continuer toujours quelque part. Et d’ailleurs on y est déjà en vacances même là où on y est pas. Au moins la nuit. Bref, c’est le 42 mars, et un de ces jours le printemps va pointer à l’horizon. Alors gare.

  1. Merleau-Ponty, cité dans l’article immanence du lexique du CNRTL. []

Tagged ,

Comments are closed.

meta