Anne Kawala – Le déficit indispensable

lundi 2 mai 2016 § 1 commentaire

Huit jours en montagne. De longues heures au refuge-auberge. De ces heures où on se plonge dans une forme de lecture particulière. Lire une phrase, un paragraphe et laisser résonner dans le corps fatigué, les rêveries encore habitées du paysage traversé le matin. Et on recommence. Ou soudain on lit quatre pages pleines dans le souffle d’une voix intérieure qu’on aimerait projeter autour, mais on n’ose pas. Il faut des livres qui s’y prêtent, et là j’étais tranquille, j’en avais deux. Deux livres de cette littérature contemporaine sur laquelle on ne sait pas complètement poser une qualification, si ce n’est que c’est celle qu’on voudrait défendre. On dit : enracinée dans le Web ou qui vient de ceux que le numérique a façonné et certains ont su ne pas se laisser façonner passivement, écrire un devenir dans ce temps. Il se trouve que ce sont des femmes (mais pas que) qui ont su le faire avec la plus grande liberté, osé produire des objets qui ne rentrent pas dans les cases, expl-oser la langue comme dit l’amie Juliette. Donc j’avais deux livres pas trop lourds dans le sac à dos, tous deux édités aux Éditions Al Dante, Le déficit indispensable d’Anne Kawala et De la destruction d’Amandine André (sur lequel je reviendrai dans une autre note de lecture).

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Anne Kawala, je venais de l’entendre lire Instin de jouissance dans une soirée Général Instin qui est la seule chose à retenir du Salon du livre de cette année1 mais qui malheureusement s’est déroulée dans un espace trop confiné ce qui en a écarté de possibles passagers. J’avais gardé le petit papier au fond présali avec son texte qui me ré-jouissait. Je savais donc que ça déménageait mais je ne m’attendais pas du tout à ce qui fait le caractère unique du Déficit indispensable. Le livre mêle au moins quatre registres : des passages de poésie spatialisée, parfois fragmentaire2 et parfois des strophes plus classiques avec une sorte de refrain ; des pages pleines d’une narration haletante comme un thriller, d’ailleurs c’en est un, mettant en scène le personnage d’une chasseuse-cueilleuse contemporaine, de son fils, d’un bébé, tous embarqués dans une débâcle qui les conduira d’un grand Nord en catastrophe climatique à un Nicaragua en catastrophe sociale avec tout au long l’humanité comme combat ; un mashup d’images (souvent ornithologiques) issues semble-t-il d’archives de l’est européen et un « bloc-notes de la chasseuse-cueilleuse » qui est en réalité le commonplace book de l’auteure écrivant la chasseuse-cueilleuse. Chacun de ces morceaux est passionnant, prenant, ça se lit directement dans le coresprit. Mais le plus impressionnant, c’est que ça tient ensemble comme tout alors que tant de livres multi-facettes paraissent un collage arbitraire. Tout cela en plus dans l’entre de plusieurs langues.

La narration, c’est à pleines pages des phrases brèves :

Une cloche. Des enfants sortent, emplissent la cour. Bruits de leurs mouvements, absence de leurs voix. Ils chahutent— ne le remarquent pas. Il les observe. Un, deux, plusieurs s’aperçoivent qu’ils sont épiés. Assis, scrute, attend. S’avancent. Calme, immobile. Proches. Se lève, lentement. Être lent. Savoir être lent…

comme on est beaucoup à en écrire, mais là il y a quelque chose qui fait qu’on veut sans cesse connaître la suite, quelque chose qui n’est pas dans la phrase, mais dans la voix qui la porte et qui est cachée quelque part entre les mots.

Plus tard vient la poésie strophée. La sorte de refrain, de leitmotiv plutôt, c’est ceci :

le seuil dont le cœur est la force
son débit, sa douceur et sa rage
écoutés, tout se noue et s'emporte,
me hèle, dans nos marches les jours passent

et moi qui apprend par cœur relativement facilement, j’ai mis longtemps à m’en souvenir, comme si quelque chose dedans résistait à être dit par un autre. Puis ces quatre vers ne m’ont pas quitté, dans le glissement des skis aussi. Ce à quoi ce refrain ouvre, le fleuve qu’il libère comme un barrage qui cède, je vous ne le dirai pas. Mais c’est beau comme un devenir liquide.

Je ne vous dirai pas la fin de la narration non plus, bien sûr. Mais le contexte, ce qui se dit dans le commonplace book, oui. On y passe de la paléontologie humaine au mythe et au conte, de la virginité des chasseresses à la préciosité de Madeleine de Scudéry, qui ne fut pas ridicule. C’est habité d’une sorte de féminisme affirmatif et libertaire (celui de Françoise d’Eaubonne), totalement dénué de tout ressentiment. La théorie esthétique y éclaire l’imagerie sexuelle. Et au total on y comprend d’où vient une grande et belle voix, celle qui peut dire :

Les mouvements de mon cœur me disent nécessaires tous genres & tous âges & vivace,s umwelt en pour qu’ensemble — quoi ? quelque chose de la joie, oui ? oui ? Respire. Les mouvements de mon cœur me disent respire, abdique, abdique la seule raison, et sans panique.

  1. N’exagérons pas, j’ai aussi passé de bons moments amicaux sur le stand des Éditions du Chemin de fer et ceux du Nouvel Attila et de Cheyne. []
  2. Au sens on a l’impression de lire un texte dont une grande partie aurait été effacée, comme un poème soustractif mais sans trace visible des passages supprimés, juste des vides. NB : celui reproduit ci-dessus n’est pas de cette nature. []

§ une réponse à Anne Kawala – Le déficit indispensable

  • Olivier dit :

    Très belle critique qui donne autant envie de la relire elle que de lire les poèmes eux.
    Olivier

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