De la destruction – Amandine André

samedi 14 mai 2016 Commentaires fermés sur De la destruction – Amandine André

Un avertissement d’abord. Je vais vous décrire les textes réunis dans De la destruction comme des torrents charriant mots et petites phrases tels des galets qui s’entrechoquent. Or, pour le peu que j’en sache, quand Amandine André lit ces textes, elle le fait avec une lente et implacable douceur. Je ne crois pas qu’il y ait de contradiction. Le torrent que je décris se précipite dans l’esprit du lecteur du texte, en tout cas dans le mien.

Des rafales. Comme dites par une bouche d’où sortirait un petit zoo de mots. Avec beaucoup de répétitions. Mais ce n’est pas de l’écriture répétitive au sens où on parle de musique répétitive. Dans cette dernière, la répétition installe une constante sur laquelle la variation se détache et prend son sens. Dans l’écriture d’Amandine André, c’est la variation qui est permanente et la répétition en elle des mots, des structures de phrases brèves, ne sert qu’à rendre plus percutant le sens résultant d’un nouvel agencement ou de l’utilisation d’un mot qui n’apparaîtra qu’une fois. Qu’on en juge des premières phrases du texte Cercle des chiens qui ouvre De la destruction :

Chiens. Chiens dans la tête. Chiens dehors. Chiens. Dans la bouche dévorent chair. Chiens. Tournent et chiens fouillent et chiens gardent. Chiens dans la tête bouffent. Plus de silence. Chiens hurlent. Chiens grognent. Chiens menacent. Rognent.

Donc un torrent de mots-galets qui dévalent, s’entrechoquent, rebondissent, font masse dans une bouche qui peine à les contenir ou les filtrer. C’est une micro-langue. Une langue dans la langue. Et on apprend vite à l’écouter dans l’esprit. D’abord bien sûr sa portée phonétique, qui pousse immédiatement à lire à haute voix, même si c’est une lecture engagée où son et sens s’entremêlent 1. Le torrent (puisqu’il il y en a bien un) porte des sens. Complexes, subtils, contradictoires parfois. Avec très peu de mots et sa technique de variations qui révèlent progressivement un sens, Amandine André arrive à faire surgir une scène, une action, une analyse même. Les premiers textes réunis dans le livre, qui ont en général été produits dans le contexte de projets collectifs ou d’écriture sur le Web, labourent une question fondamentale, comment les pouvoirs et en particulier des pouvoirs qui utilisent la dépossession de la langue pour contraindre les pensées, s’ancrent dans des émotions et des registres élémentaires de relations. C’est un travail de démontage de la domination de l’intérieur de celle-ci. Un travail de résistance à l’internalisation de la corruption du langage et à travers lui de la pensée. Une grande cohérence d’écriture parcourt les différents textes réunis dans le livre, pourtant nés dans des contextes différents. Cette cohérence facilite la lecture – une fois qu’on s’est accoutumé à cette langue on la lit comme une langue étrangère dont on maîtriserait la compréhension – mais si on se met à la considérer comme un style, on pourrait trouver son usage trop systématique.

Ce serait une erreur, car les derniers textes du livre nous emportent ailleurs. Déjà dans Imprécations second mouvement, adresse au présent de toutes celles torturées ou brûlées comme sorcières, Amandine André adopte un autre registre de variations et répétitions utilisant des phrases longues :

, je n’ignore pas être pétrie d’une volonté rageuse fomentée par toutes les chairs miennes anciennes à renverser ce qui asservit et humilie les chairs anciennes aux corps et aux yeux crevées et les chairs tourmentées de ce jour aux corps identifiés, capturés et détruits ‘

Dans Die Nacht is noch zu wenig Nacht, Hors d’elle-toutes et surtout De la destruction, le texte qui donne son titre au livre, Amandine André met en scène un autre registre d’émotions humaines fondamentales. Dans le premier des trois (La nuit n’est pas encore assez la nuit), c’est la tension fondamentale qui dans un couple où l’un ou les deux écrivent, existe entre l’écriture à quelqu’un, l’écriture de quelqu’un (tu m’écris entendu comme tu écris moi) et l’écriture adressée à ce que dans une très belle expression reprise dans le titre du texte suivant, elle appelle elle-toutes.

Hors d’elle-toutes est un texte de phrases paragraphes dont certaines font deux pages. Le texte est inspiré d’une œuvre d’art de Douglas Gordon, partie d’une série de portraits photographiques dont les yeux ou la bouche sont découpés, creusés, brûlés :

est cette tâche aveugle dans chaque œil

Vient alors De la destruction. C’est une symphonie, avec une ouverture et quatre mouvements composant un Drama (c’est écrit en grec, je ne sais trop pourquoi). Il s’agit d’amour (de le faire) et de violence. J’ai pensé à Esthétique de la prédation de Hyam Yared, écrit pourtant tout autrement mais pareillement habité de l’indissoluble lien entre :

lui le parlé l’agit le hanté possédé par sa possession elle agissant dévorant puisse cela les rats l’écrire

C’est terrible et pourtant beau.

  1. Dans des lectures récentes du livre Une armée d’amants de Juliana Spahr et David Buuck que j’ai traduit, Christine Jeanney, Guillaume Vissac et moi avons également fait le choix d’une lecture lente de textes qui dans la lecture silencieuse ou la vérification à voix haute de la traduction se précipitaient dans notre esprit. []

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