Faire le mur – Emmanuèle Jawad

samedi 3 septembre 2016 § 2 commentaires

C’était au Marché de la poésie, sur le stand des Éditions Lanskine. Sur une table, les livres regroupés des copines du Général : Lucie Taïeb, Marie de Quatrebarbes, Anne Kawala. Et celui-là, que je n’avais pas lu. Après une petite conversation, l’éditrice me donne le livre d’Emmanuèle Jawad, geste attentionné. Il est resté quelque mois sur l’étagère des livres qui me reprochent de n’avoir pas été lus. Puis m’a accompagné un matin pour aller boire un café au soleil. Je ne comptais pas en faire une note de lecture. Mais si.

En fait j’en avais déjà lu des bouts dans remue.net. Mais ce n’était pas la lecture au café ensoleillé. Le léger éblouissement dû au trop de lumière sur les pages, la sensation que ça ne va pas durer, ce moment, qu’il y faut y ếtre à plein. Pour la poésie cela donne la possibilité de percevoir en même temps la forme et ce que le poème dit/fait, au lieu de devoir alterner. Donc à l’oloé du café ensoleillé, j’emmène toujours des livres de poésie, parce que si on lit rien qu’un poème comme ça, la journée est sauvée.

Emmanuèle Jawad rend visite aux murs bien sûr, les incontournables (Berlin, Belfast, Chypre, la Palestine) et surtout ceux immenses et dispersés tout autour de notre Europe forteresse de la honte et au nord du Mexique. Ça, c’est la réalité, celle dont Mallarmé dit que le travail du poème est de l’abolir1, pas en la détruisant, mais en défaisant de ce qu’elle a d’évidence qui s’impose à nous et nous empêche de penser.

La poésie d’Emmanuèle Jawad est bâtie sur un détour par le cinéma. Elle regarde la réalité en passant par des films, un qui filme une Anna qui n’est pas celle de Pierrot le fou, des films adaptés de romans aussi comme le Berlin Alexanderplatz de Fassbinder. Mais le plus important, c’est lorsque la poésie elle-même se construit avec des procédés filmiques, avec l’instrument de deux formes poétiques utilisées dans trois des cinq parties du recueil : Faire le mur, Huit plans et Borne-Ligne.

La première de ces formes, utilisée dans Faire le mur et Borne-Ligne, ce sont des distiques2, comme celui-ci :

murs où s’ouvre la mer reprend lent les corps
rupture de front à l’endroit d’un mur la frontière

Ça tourne autour des alexandrins en les évitant mais en mobilisant tout de même ce que nous avons de leur rythme en nous, avec des césures, des saccades, des assonances en ur redoublées par d’autres.

à l’aérographe dans la rature du mur l’effondre
ment assemble les teintes ouies vives

et puis, comme déjà ci-dessus dans la coupure effondre/ment, elle tend au lecteur un piège pour le rendre écriveur en lui du poème :

haute barrière frontale la partition ligne
où se prolonge le territoire s’interrompent

/ les circulations libres

procédé mallarméen où l’irruption du pluriel sans sujet possible nous précipite dans l’écriture de la suite.

La seconde forme, explicitement filmique (Huit plans) consiste dans des blocs de texte (justifiés dans le recueil), où le flot est structuré en brefs corps de phrases. Puisque c’est le bloc tout entier qui nous est donné comme plan, il faut imaginer que les phrases sont une sorte de mixage sonore ou visuel dans le plan, un inventaire du regard. L’appel à lecture oralisée est irrésistible, petit problème dans l’oloé où les voisins la jugent, même chuchotée, gênante pour leurs propres pensées.

double portrait positif-négatif, dyptique
onirique, saisie d’un mur, dans le cadre,
mains coupées aux poignées, retenues
à l’arête du mur, superposées, en repos,
dans la montée, se hissant, tête de dos,
nuque courte, en plongée, autour, foule
en ronde, circulation de couleurs vives,
floues, mouvements arrêtés à la lisière
de l’angle de vue, l’arête, un mur, point
d’appui, d’où repose, s’attache, à considérer
l’ancrage éphémère, l’assise des mains,
en prise avec, terre crue, la foule dans la
danse, un poste d’observation, à hauteur
d’homme, un camp

Je vous laisse avec le superbe avant-dernier distique de Borne-Ligne et du livre :

écru des sables qui   érige du mouvant
la frontière s’y fond fonte recluse emmurée

Au bout du compte, que fait cette poésie ? Elle ne défait pas les murs, elle ne nous l’avait pas promis. Elle ne fait pas non plus le mur, comme nous le faisions à seize ans, pour rejoindre quelque chose qui nous donnerait l’impression de vivre plus fort. Mais elle défait un peu de l’assentiment de silence qui ajoute une pierre aux murs. C’est ce que peuvent les mots, à nous de faire le reste.

  1. Ceci imprégné de la lecture de Pierre Campion, Mallarmé, poésie et philosophie. []
  2. Groupes de deux vers. []

§ 2 réponses à Faire le mur – Emmanuèle Jawad"

  • catherine Tourné dit :

    Merci pour vette liecture intelligente et pour ce moment de plaisir et de vie…

    • philippe dit :

      Merci Catherine, je suis heureux que vous ayez trouvé ma lecture pertinente. Bonne continuation.

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