Ma tante Gina

lundi 19 décembre 2016 Commentaires fermés sur Ma tante Gina

Toute lecture est une écriture en nous. Mais parfois la lecture provoque à l’écriture d’une façon plus visible, à travers une coïncidence qui justement cesse d’en être une, s’empare de nous comme nous nous emparons d’elle. Deux chapitres de Ce qu’il faut de Corinne Lovera Vitali1 ont pour titre ma tante Gina et encore ma tante Gina. Il se trouve que moi aussi j’ai eu une tante Gina, dont je ne fus pas aussi proche, mais dont j’ai un vif souvenir qui n’est pas pour rien dans le tropisme qui m’emmène souvent au-delà des Alpes.

Je dis vif souvenir, mais je ne sais plus rien de son visage, de sa silhouette, plus de cinquante ans ont passé depuis ces temps où elle m’appelait ragazzino pour m’épargner la vexation supposée du bambino. C’était dans la maison d’A. l’un de ses fils. Le père d’A. était un cousin germain de mon grand-père, et c’est pour cela qu’on me la désignait comme tante. Dans les années 1920, il était parti en Italie exploiter un procédé chimique en même temps que mon grand-père faisait de même en Belgique et son frère en France. Ma tante Gina a dû donc vivre à Milan où l’entreprise s’était établie, mais je pense qu’elle était originaire d’ailleurs, d’un monde plus rural ou montagnard, de quelque part en tout cas où ne régnait pas la réserve milanaise. Gina était pour moi le maillon italien de la famille.

A. avait épousé G., une suissesse originaire de la campagne fribourgeoise dont la mère paysanne eut 13 enfants et vécut cent ans. Je ne sais pas si la proximité phonétique avec le nom de sa mère joua un rôle. Après la guerre, A. reprit l’entreprise de son père. J’ignore ce que celui-ci était devenu, s’il fut gazé à Auschwitz comme mon grand-oncle ou parvint à y échapper comme A. En tout cas, il n’était plus de ce monde quand j’ai rencontré ma tante Gina.

A. avait alors pris une retraite anticipée dans la partie suisse du Lac Majeur, ne gardant qu’une entreprise de photographie aérienne qu’il avait créé pour assouvir sa passion de voler. Aujourd’hui A. a 99 ans, mais parlant de son âge, il dit qu’il est entré dans sa centième année. A., il a la classe dans tout ce qu’il fait, de chacun de ses gestes à sa façon de skier. G. était pianiste. La voyant parfois déprimée, il fit construire sur les hauteurs dominant le lac une maison en forme de piano où il vit encore deux ans après sa mort. Sa capacité à parler avec tout le monde et de tout, son ouverture d’esprit et son humour, j’imagine qu’ils lui viennent de sa mère, de Gina.

Gina m’apprenait des bribes d’italien et des jeux de cartes. Des réussites, un jeu ressemblant à la crapette et surtout le scopone scientifico, une sorte de mélange entre le tarot et le bridge, mais un bridge où tricher (par communication entre les joueurs) ferait partie du jeu, du moins tel qu’il se joue aux tables des cafés. Elle avait trouvé ce terrain parce qu’il nous permettait à tous deux d’être fiers. Moi de jouer à un jeu d’adulte et elle comme si elle savait par anticipation qu’un jour Bette Davis jouerait son rôle dans L’argent de la vieille2. Le scopone scientifico se joue à 4 (deux équipes de deux comme le bridge), mais nous jouions à deux selon des règles adaptées. Elle se moquait de moi, avec gentillesse, mais sans la pousser jusqu’à perdre.

  1. Ce billet n’est pas une note de lecture de Ce qu’il faut : je m’abstiens depuis 2014 d’écrire ici des notes de lecture des textes édités par publie.net pour éviter toute confusion entre la promotion que j’en fais comme éditeur et les notes de lectures critiques sur mon site personnel. []
  2. Lo scopone scientifico en italien, film de 1972. []

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