Vera Mantero – Les Serrenhos du Caldeirão, exercices en anthropologie fictionnelle

dimanche 21 mai 2017 § 1 commentaire

Le plus sûr signe qu’on est face à une création artistique majeure, c’est qu’on se dit que cela ne ressemble à rien et que pourtant cela évoque pour nous tout un univers. Le risque est alors grand de vouloir raccrocher ce qu’on a éprouvé comme expérience à d’autres œuvres plus familières, risque que je vais tenter d’éviter ici en me tenant au plus près du vécu de cette expérience.

Photo Rencontres Chorégraphiques Internationales de la Seine Saint-Denis

Photo : Rencontres Chorégraphiques Internationales, lien vers le site du mag de la Seine Saint-Denis

Vera Mantero fait preuve d’une remarquable rigueur intellectuelle qui se manifeste dès le choix du sous-titre de son spectacle : « exercices en anthropologie fictionnelle ». Ce n’est pas rien d’arriver à susciter un enthousiasme unanime d’un public venu voir une danseuse-chorégraphe en lui proposant un spectacle où la danse n’occupe que deux minutes d’une sorte de post-face sur laquelle je reviens plus bas, tout le reste relevant du chant, de la performance, d’une scénographie utilisant des matériaux filmiques documentaires et d’une sorte de conférence que donnerait à un public d’amis une intellectuelle raffinée mais modeste. Ce détournement est possible justement parce qu’il s’agit d’une anthropologie fictionnelle, qui agit sur deux ressorts fondamentaux de notre expérience : la curiosité de l’autre qui par sa différence même nous révèle ce que nous sommes et la projection dans un récit qui nous permet d’imaginer ce que nous pourrions être. Voyons donc comment cela se passe.

Entrée dans la salle, lumière allumée. Elle est assise, regarde ceux qui entrent, petits signes de reconnaissance. Posé sur le sol, une forme étrange en bois reconnu avec le temps comme constituant un tronc évidé. Se tient au milieu et chante a capella d’une voix grave et profonde, avec une impressionante justesse, une superbe mélodie aux confins de la dissonnance. Images vidéo de parcours d’une route dans la Serra du Caldeirão qui sépare l’Algarve de l’Alentejo, qu’elle nous explique ne plus être aujourd’hui qu’un pays déserté peuplé de silence et habité de ruines d’anciennes occupations. Puis extrait d’un film noir et blanc de Michel Giacometti, créateur dans les années 1960 des Archives Sonores du Portugal, où il s’apprête à enregistrer deux chanteurs serrenhos, c’est à dire originaires de cette même Serra du Caldeirão, les interroge sur leur vie ce qui introduit le fil conducteur de la confrontation avec une pensée qui admet la contradiction interne et rejette les dogmes, en l’occurence matérialisée par d’inénarrables versions en remix sauvage du Credo et de l’Ave Maria.

De nombreux autres extraits suivront, scènes de travail de la terre, de cardage, de bergères conduisant leurs brebis et toujours omniprésents les chants. Chants des travailleurs, chants pour accompagner leur travail, chants pour guider les bêtes et mêler les voix humaines aux leurs. Ils s’entremêlent à ce qui devient le propos anthropologique à laquelle Vera Mantero nous invite dans son salon scénique. Elle y convie d’autres invités et en premier Eduardo Viveiros de Castro, un anthropologue brésilien et son livre A inconstância da alma selvagem (L’inconstance de l’âme sauvage). Wikipedia me dit que Viveiros de Castro est surtout connu pour son perspectivisme selon lequel « certains peuples ne pensent pas seulement que les animaux se comportent comme des humains mais que, réciproquement, les animaux perçoivent les humains comme des animaux, comme si le point de vue d’une espèce sur les autres dépendait toujours du corps où elle réside ». Vera Mantero fait écho à cette critique particulière du dualisme corps-esprit ce qui n’étonnera pas puisque la danse c’est le corps qui pense tout autant que l’esprit en mouvement. Mais elle souligne surtout une autre conséquence du perspectivisme : la capacité qu’ont certains esprits – ici serrenhos – de penser en acceptant la contradiction (ou plutôt l’inconstance) et d’acquérir ainsi une certaine résistance qui les rend difficiles à convertir pour les colporteurs de dogmes. Curieusement, Vera Mantero convie également Artaud, dans des pages nietschéennes où il oppose le corps digestif et végétatif à un esprit dont les rares productions (cinquante poèmes de Baudelaire) vaudraient tout ce qui est corporel. Je ne suis pas sûr d’avoir vraiment compris ce choix si ce n’est que c’est en fait un coresprit infiniment souffrant et créatif qui s’exprime en tentant de sortir de lui-même.

Puis vient un double dénouement. Par la performance d’abord, quand Vera Mantero nous offre une trentaine de tableaux de femme avec arbre, son tronc de chêne liège évidé porté de toutes les façons et finalement posé sur son corps de morte, qu’heureusement elle ne reste qu’un instant. Et par des révélations ensuite, dans la postface annoncée plus haut, où elle nous révèle divers artifices qu’elle n’a pas hésité à utiliser dans ses emprunts, artiste faisant feu de tout bois. Et enfin, après l’extrait filmique ou les deux chanteurs serrenhos chantent l’oraison des âmes comme annoncé au début, vient une magnifique conclusion où elle nous dit qu’ayant montré des gens dont le champ accompagne le travail, elle voudrait bien, si certains membres du public le veulent qu’ils chantent pour accompagner son travail, la danse. Elle propose une mélodie merveilleusement positionnée en tessiture pour s’adapter aux femmes comme aux hommes, et vient un moment magique, d’une danse qui semble être la façon naturelle dont elle bouge, composée de mouvements familiers à la danse contemporaine mais qui s’articulent comme si sans effort.

§ une réponse à Vera Mantero – Les Serrenhos du Caldeirão, exercices en anthropologie fictionnelle

  • brigetoun dit :

    de penser en acceptant la contradiction (ou plutôt l’inconstance) et d’acquérir ainsi une certaine résistance qui les rend difficiles à convertir pour les colporteurs de dogmes.
    belle règle
    (pas le temps de visionner toute la vidéo; juste humée un peu, tenterai de penser à y revenir)

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