Les âmes sauvages – Nastassja Martin

lundi 10 juillet 2017 Commentaires fermés sur Les âmes sauvages – Nastassja Martin

Ainsi ces êtres liminaires peuplent-ils toutes les histoires, passées ou actuelles : ils sont ceux qui donnent envie aux hommes d’exister en leur ouvrant un nouveau registre de possibles dans les moments les plus sombres, c’est à dire en leur montrant qu’aucune certitude sur le statut des autres ne tient face à l’inventivité dont ils sont capables. En les réintégrant sans cesse dans le collectif humain, les hommes ordinaires réincorporent cette aptitude à la métamorphose et deviennent à leur tout autres : des êtres eux aussi hors du commun.
Les âmes sauvages, p.241

Mon travail littéraire s’abreuve à certains courants de l’anthropologie et de la philosophie. La rencontre avec le livre de Nastassja Martin1 ne procède donc pas du hasard, mais plutôt d’une sorte de navigation au jugé, de suivi de certaines traces de pensée qui me paraissent porteuses d’un nécessaire renouvellement du regard chez ceux qui veulent explorer les possibles de la langue et du récit. C’est en suivant la trace du perspectivisme d’Eduardo Viveiros de Castro découvert lors d’une conférence-performance de Vera Mantero, que j’ai rencontré Les âmes sauvages. Eduardo Viveiros de Castro a formulé sa théorie du perspectivisme, dont il reconnaît qu’elle a eu de nombreux précurseurs, pour rendre compte des modes de pensée de populations de chasseurs-cueilleurs d’Amazonie. Il en a donné lui même un définition lumineuse dans le seul texte de lui que j’ai pu lire :

il s’agit de la conception commune à de nombreux peuples du continent [sud-américain], selon laquelle le monde est habité par différentes espèces de sujets et de personnes, humaines et non-humaines, qui l’appréhendent selon des points de vue distincts.

Cette définition apparemment simple cache de nombreuses complexités (nature des animaux ou êtres perçus comme personnes, degré de « personnitude » et de « perspectivité » dépendant des situations et des individus, etc). Philippe Descola, le directeur de thèse de Nastassja Martin, a formulé la plus importante des conditions pour comprendre la nature du perspectivisme amérindien : « le référentiel commun à tous les êtres n’est pas l’homme en tant qu’espèce, mais l’humain en tant que condition ». Le monde primordial de la mythologie est celui où tous les êtres sont dotés des attributs des humains, « les mythes racontent comment les animaux ont perdu les attributs hérités ou conservés par les humains », « les animaux sont des ex-humains, les humains ne sont pas des ex-animaux » (Viveiros de Castro). Cette vision procède évidement d’un choix fondateur qu’on pourra décrire comme philosophique, et plus précisément, comme un choix phénoménologique, que Viveiros de Castro appelle le multinaturalisme, au sens où les êtres partagent une culture mais se différencient par leur corps (qui détermine leur point de vue et celui des autres sur eux, leur emprise sur le monde dirait Merleau-Ponty). D’où cette conclusion empruntée à Levi-Strauss : l’ethnocentrisme européen consiste à nier que les autres corps ont la même âme, l’Amérindien, à douter que les autres âmes ont le même corps. Tout le travail de Nastassja Martin, qui, elle, a passé 9 ans avec les indiens Gwich’in d’Alaska, consiste à partir de ces fondations théoriques pour étudier la capacité de populations animistes / perspectivistes à interagir avec les personnes et les changements qui font irruption dans leur territoire de vie, qu’il s’agisse de pasteurs qui cherchent à les convertir, d’exploitants productivistes qui veulent mettre en coupe règlée leurs ressources et détruisent leurs conditions matérielles d’existence, d’écologistes qui veulent sacraliser nature et animaux d’une façon qui les priverait de leur interaction avec le monde animal, végétal ou celui des esprits, ou des changements climatiques qui rendent les animaux encore plus imprévisibles. Cet équipement (les fondements de leur pensée animiste) leur permet, montre-t-elle, comme Vera Montero l’affirmait des habitants de la serra du Caldeirão, de faire subsister dans des conditions extrêmement hostiles une part essentielle de leur liberté d’esprit et de leurs façons de penser. C’est une leçon qui a d’importantes conséquences politiques sur la façon de les défendre mais aussi sur l’évolution nécessaire de nos propres représentations et modes d’action dans le monde.

Mais venons-en, enfin, au livre de Nastassja Martin. Il commence par une préface dans laquelle elle raconte une sorte de scène primitive de sa vocation anthropologique. Ce ne sont que quatre pages qui racontent un moment magique, la brisure qui y met fin et la réparation qui permit à Nastassja Martin de chercher dans sa vie à retisser ce qui fut alors brisé. J’ai été pris par surprise, submergé d’émotion, pas de la douleur de la brisure, mais de la subtilité et la beauté de la réparation. À cause de cette préface, j’ai lu tout le livre comme un texte littéraire, même les parties où elle décortique de la façon la plus méthodique possible ce qu’elle observe. Et ce ne fut pas en vain, car ils sont nombreux les passages où, au détour d’une phrase, elle montre ce qu’elle pourrait faire dans ce registre, puis revient au cœur de sa tâche. Le livre lui-même est une lente approche car pour pouvoir saisir les subtilités des moyens mis en œuvre par les Gwich’in pour continuer à se tenir à la lisière de toutes les autres personnes et de ce qu’elles peuvent leur apprendre, il lui faut d’abord situer toutes leurs autres interactions, celles avec les exploitants pétroliers (y compris à travers des « corporations autochtones »), celles avec les missionnaires protestants qui semblent les convertir, les privent de leurs noms changeants et pourtant ne domestiquent jamais leurs esprits, celles avec les écologistes qui veulent créer une nature parfaite qui n’a pas de place pour eux. C’est après tout ce parcours, et au moment où elle-même est devenue pour eux une de ces présences liminaires qui se tiennent dans l’espace intermédiaire entre les divers mondes, qu’elle peut enfin non pas connaître leurs secrets mais comprendre les conversations où ils les cachent et les révèlent à la fois, comprendre leur essentielle inconstance, ce mot du titre du principal ouvrage d’Eduardo Viveiros de Castro L’inconstance des âmes sauvages2, auquel elle a emprunté le sien.

Au delà des passionnantes analyses documentées, ce qui me fait considérer Les âmes sauvages comme un livre essentiel, c’est que le territoire qu’il explore est aussi celui où nous nous tenons à la frontière des possibles de la langue, lorsque nous essayons de dire quelque chose entre les mondes et que nous cherchons au cœur même d’un monde déliquescent les ferments de voix nouvelles avec qui dialoguer.

  1. Les âmes sauvages : face à l’occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, Éditions La Découverte, 2016. []
  2. A inconstância da alma selvagem. []

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