Un rien de temps

jeudi 15 novembre 2012 Commentaires fermés sur Un rien de temps

Résumé des épisodes précédents : les défecteurs essayent de gagner du temps.


Gagner du temps, mais pas dans le sens habituel. Il ne s’agit pas de retarder une échéance inévitable. Au contraire, retrouver un temps propre, un temps pour soi. Pas forcément sans contrainte. Mais avec les contraintes qu’on se donne soi-même, qu’on habite comme une maison prêtée pour un séjour, avec la curiosité, la gourmandise d’imaginer ce qu’on va en faire. Gagner du temps pour pouvoir en perdre. Comment le retrouver ce temps ? Ils peuvent imaginer d’en libérer. Ils ont déjà supprimé la télévision, n’accédant à ses flux que par internet ou ne les visualisant que par des projecteurs rarement utilisés. Théoriquement trois heures par jour de gagnées. Aussitôt avalées par des monstres invisibles, les chronophages. Ils s’étaient spécialisés par genres, téléphone, inquiétude et tâches domestiques se délectant du temps des défectrices, pendant que jeux aux règles prédéfinies, navigation compulsive et négation de l’inquiétude grignotaient celui des défecteurs.

Richard Baquié, Photo : Christian Helbock, Palais de Tokyo

Ils tentent d’apprivoiser les monstres les plus gourmands. Ils partagent mieux les tâches domestiques, se méfient des périples de la consommation, réfléchissent et construisent leurs pratiques sur internet. Hélas, plein d’autres chronophages sont tapis tout autour. Un monstre parfois rigolo qui les occupe à se tenir au courant du rien de notre temps. Ou des très vicieux, comme celui qui nous invite à réfléchir à comment à gagner du temps. Et puis il y a pire encore, c’est lorsqu’en tentant de libérer du temps, par exemple en réduisant certaines formes de socialité, ils se rendent compte qu’ils ont en même temps détruit une partie de ce à quoi ils voulaient l’occuper.

Pourtant, c’est cette ironique mésaventure qui leur donna l’idée de dédoubler le temps. Pas en faisant des journées de 48h. Le temps peut se dédoubler comme une personnalité. Chaque geste, chaque mot y est pris dans deux flux. On a l’air de faire un truc et on en fait un autre. Ou plutôt les deux. Les activités numériques s’y prêtent particulièrement, mais ce ne sont pas les seules. Cette schizophrénie cependant les lasse, elle les creuse béants.

Certains se retirent. A la campagne souvent ou dans des espaces péri-urbains. Ils cultivent leurs jardins, celui des légumes, celui des mots, celui des voisinages. Curieusement ces activités leur donnent du temps. Leur manquent cependant le hasard des croisements urbains, l’inquiétant possible des terrains vagues, le bourdonnement incessant des déplacements et des cris qui hier leur pesait. Leur exemple ouvre tout de même d’autres pistes. Si c’était la liberté qui donnait du temps, s’il fallait commencer par faire comme si on l’avait et que c’était cela qui nous le donnerait ?

Les dépossédés le sont aussi de leur temps. L’absence d’emploi ne libère pas l’emploi du temps. N’empêche, la nécessité est porteuse d’un étrange oxymore : la liberté forcée, celle des pratiques de survivance, de la récupération, du glanage, de l’ami iranien qui est un génie de la réparation électronique et qui passe des heures à expliquer ce qu’il va faire et un instant à le faire, de la douche prise avec un seau dans le vieux chiotte du palier, des conseils sur les combines, du partage de connexion internet, des repas somptuaires quand un pactole relatif se matérialise, de l’accueil des enfants du couple qui se dispute et lui est violent, des conseils cacophoniques aux amis paniqués du voisin suicidaire, de la jeune fille du 3ème qui fait l’amour avec son copain dans l’escalier du local poubelle, du détournement d’électricité.

Pour que la défection prenne forme, il a fallu que ces praticiens de la vie par temps de crise rencontrent ceux de l’écriture qui est son propre but et la matière de nouvelles socialités, ceux de la production collaborative, des innovations déliées de l’impératif profit. Il a fallu que leurs langues se mêlent, leurs idées se frottent, leurs corps aussi. Et pour cela, il fallait qu’ils aient des lieux communs.

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