La soucoupe

lundi 3 décembre 2012 Commentaires fermés sur La soucoupe

Résumé des épisodes précédents : il fallait un lieu.1


Je m’appelle Salif. J’ai aussi un autre prénom, mais c’est le contraire d’un pseudo, un prénom secret. C’est moi qui raconte la soucoupe. Un jour, je vous dirai comment c’est arrivé que ce soit moi, mais pour l’instant il suffit que vous sachiez que je suis conteur et que j’aime les mots, même quand ils paraissent compliqués. Ici je range chaque soir, je vérifie que ce qui appartient à chacun est bien dans son casier. Je suis un employé, mais aussi un utilisateur. Je suis l’un des rares à avoir le droit de venir la nuit. Ce que je fais, c’est de dessiner le ciel. Je monte sur la terrasse. Il y a trop de lumière, mais tard dans la nuit, on voit quand même assez du ciel pour faire ces dessins qui dans mon pays d’avant servent à choisir le prénom des enfants.

Ils ont appelé ça la soucoupe. On penserait plutôt à un vaisseau. Les énormes engins de fonte dans le sous-sol me font penser à la salle des machines d’un navire. On peut encore imaginer leur bourdonnement du temps où elles fonctionnaient. Mais soucoupe, on se demande vraiment pourquoi. Certains pensent que c’est parce qu’ils nous prennent pour des extraterrestres. La plupart imaginent que c’est à cause de la quantité de café que nous consommons. Je dis nous parce que ce que je suis l’un d’entre eux. Mais je sais beaucoup de choses parce que je suis aussi un employé.

Le café est gratuit et illimité, mais il n’y a pas de soucoupe, juste des tasses dépareillées. Le petit brun qui parle tout le temps dit que le goût du café mêle l’amer et le brûlé d’une façon qui le ramène instantanément dans la cuisine d’une vieille tante, avec sa cafetière en aluminium posée sur un poêle. Lui aussi, ce doit être un conteur.

Carlo, lui, est un assidu et un silencieux. Presque personne ne connaît son nom. Il vient tous les jours de semaine, de 14h à 18h. Il réserve une table, essaye de prendre toujours la même, dans le coin au fond. Quand il est obligé d’en prendre une autre, il a un air mécontent. Ici les gens ne sont curieux qu’à l’occasion. Mais alors, ce n’est pas une politesse, c’est pour de vrai. Elle est venue vers lui un après-midi de novembre. Elle marchait d’un pas décidé et puis en approchant, elle a ralenti et est devenue hésitante. Elle, c’est Vanessa, mais elle préfère wildish, son pseudo. J’ai cherché dans le dictionnaire sur internet, et je crois que c’est un pseudo ironique, elle n’est pas sauvage ou déchaînée du tout. Enfin pas en surface. Elle s’est présentée, lui aussi, et elle lui a demandé ce qu’il faisait. Il a répondu comme si elle lui demandait son métier :

« Je suis découpeur de lignes. Je prend des pages, toutes celles qui me tombent sous la main. Dans chacune, je choisis la ligne qui me plaît le plus. Je la découpe au cutter. Toutes ces fines lignes de papier, je les range dans des classeurs spéciaux, par ordre alphabétique. Mais je saisis aussi la ligne dans un ordinateur. J’en ai plusieurs dizaines de milliers. En fait, j’ai un BTS technico-commercial, mais ça, c’est une formation, pas un métier, c’est pas comme ajusteur-fraiseur. Tandis que découpeur de lignes, c’est mon métier. Je travaille 20 heures par semaine. C’est la réinsertion de mon RSA, mais personne ne le sait. »

« Moi c’est un peu pareil, je suis en résidence d’écriture. Un peu comme un hôpital de jour, je suis en soins d’écriture déambulatoires. Je viens de 9h à 18h. J’ai ma petite cabine, avec un ordinateur et internet. Tu voudrais qu’on fasse un projet ? »

Ils parlent tous de projets. Un projet, c’est comme une activité, mais dont on a décidé que c’est pour de bon, qu’on en parlera aux autres, que c’est un morceau de ce qu’on est en train de construire. On croit que c’est dans cette conversation que leur mouvement a commencé. En tout cas c’est ce qu’ils disent. Leur mouvement, ça veut sans doute dire juste leur petit bout à eux de quelque chose de beaucoup plus grand, qui n’a pas de nom, mais qui existe. Mais, ça, je n’en suis pas sûr.

  1. Toute ressemblance de La soucoupe avec des lieux réels relèverait d’une heureuse coïncidence. []

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