Quand j’écris un texte que je crois personnel, au moment où je le relis avant de le publier, j’ai souvent le sentiment que quelqu’un d’autre l’a déjà écrit. Comme essayiste, je sais que c’est en général vrai. Alors je cherche. Ici, c’est Haruki Murakami que j’ai trouvé, dont voici un lointain écho.
Sentence
On m’a mis là avec les autres. Nous sommes tous l’objet d’une sentence capitale. Ce n’est pas juste un décret du destin, ou la nature d’être mortel. C’est bien une sentence. Quelqu’un ou quelque chose l’a prononcée. La date d’exécution n’est pas connue. On ne nous garde pas dans le couloir d’une prison, où donc nous échapperions nous ? En attendant, nous vivons comme si de rien n’était. En couple ou en famille, parfois seuls. Les enfants aussi sont condamnés, et chacun veut leur cacher. Tôt ils le savent. On ne sait pas comment ils l’apprennent mais ils le savent.
Finalement, nous vivons peut-être aussi longtemps que si nous n’étions pas condamnés. On sait qu’une sentence nous frappe parce qu’à un moment, on nous offre un bonheur. Pas juste une cigarette, un repas ou une musique. Non, un bonheur. Pas forcément celui dont on rêvait, souvent un qu’on ne pouvait même pas imaginer. Mais nous le reconnaissons, toujours. Ici on l’appelle le cadeau. On ne sait pas si c’est de l’humour. Comme la date de notre exécution n’est pas connue, le cadeau vient parfois très longtemps avant. La durée de notre vie après le cadeau doit être tirée au hasard par une sorte de machine. Certains espèrent qu’elle sera courte. Pourtant, nous ne vivons pas dans le malheur après. Nous continuons à aimer, à rire, à nous émouvoir, à jouer, à apprécier ce qui est beau. Ce n’est pas une question de comparaison. La vie ne vaut pas moins la peine d’être vécue après. C’est juste que ce cadeau, nous savons qu’il est le dernier de sa sorte. Nous le reconnaissons toujours, et à ce moment, nous prononçons une phrase. Cette phrase, c’est la sentence. Finalement, c’est nous qui la prononçons.
Pour certains, le cadeau paraît si simple que les autres ne peuvent pas comprendre la force qu’il a. A vrai dire, ce peut être une cigarette, un repas ou une musique. Ce peut être une fleur, un vol d’oiseau, un paysage, la découverte d’une maison au détour d’un chemin. Ce peut être un regard, une chevelure. Ce peut-être une façon de se réveiller, la grâce d’un mouvement entraperçu. Ce peut être un caillou posé au bord d’un chemin. Ce peut être l’ombre d’un rocher, un lac vu du haut d’une montagne, la course impossible d’un isard sur une pente presque verticale. Ce peut être une flaque d’eau, ou le reflet d’un nuage dans cette flaque. Ce peut être le rire d’amis. En fait, c’est quand les autres comprennent qu’ils se trompent.
J’ai vu une fois un ami qui tenait dans sa main un peu de neige et la regardait fondre. Il a dit « ma vie coule ». J’ai vu une vieille femme se promener dans un jardin en tenant la main d’un homme. Elle a dit « je sais qu’il est parti » alors qu’il était là. J’ai vu un mathématicien qui regardait une équation. Il a dit « CQFD ». J’ai vu un jeune garçon qui levait la tête et disait « il n’y a pas de ciel plus bleu ». J’ai vu une peintre verser du pigment dans une base, mélanger le tout avec un bâton, regarder le résultat et dire « demain ». J’ai vu un promeneur qui arrivait à une prairie de juin, où aucune fleur n’était particulière. Il soufflait une brise légère et il dit « elles vibrent ». J’ai vu un potier qui tournait un bol, le posait sur une planche, tournait autour, imaginait la rétraction à la cuisson. Il a dit simplement « voilà ». J’ai vu une violoncelliste jouer une seule note filée, l’écouter s’éteindre dans le silence et dire « oui ». J’ai vu une femme dans un café qui lisait une page d’un livre le refermer, et dire à son voisin « je m’arrête là ». J’ai vu une silhouette indistincte dans la nuit dire « quelle obscurité ». Quand mon tour est venu, j’ai demandé : « c’est quoi le féminin de bourreau ? ».