La mortelle flèche et la tortueuse vie

vendredi 6 juillet 2012 Commentaires fermés sur La mortelle flèche et la tortueuse vie

Texte écrit pour un moment entre amis après les obsèques de Denis Guedj.


Denis a bien du écrire quelque part sur les paradoxes de Zénon d’Elée. Vous connaissez tous les difficultés d’Achille à rejoindre la tortue, ou la flèche qui n’atteindrait parait-il jamais sa cible. A l’école, ceux qui se laissaient prendre à ces paradoxes passaient pour des imbéciles. On sait très bien que si Achille a rattrapé la moitié de son retard sur la tortue en un certain temps t, et que chacun garde la même vitesse, au bout de deux fois t, il l’aura rattrapée. C’est « vrai” même si chaque fois qu’il arrive à un point, la tortue a eu le temps de bouger un peu plus loin. On sait également que la flèche finit par atteindre sa cible même si à chaque instant où on la prend en photo avec un appareil infiniment rapide, elle est immobile.

Pourtant, les philosophes, qui sont vraiment des emmerdeurs, n’arrêtent pourtant pas de chercher noise à ces évidences. Ils font remarquer que la vraie question c’est de savoir si Achille ou la flèche vont arriver à finir une tâche décomposée en une infinité de petits pas. Même sans être particulièrement paresseux, on sait que ça va être difficile. D’ailleurs, les mathématiciens, qui ne supportent pas que les philosophes les embêtent, cherchent toujours des façons de se débarrasser de ces paradoxes qui seraient plus irréfutables que les précédentes.

Est-ce qu’on pourrait essayer de ne pas se laisser rattraper par Achille le faucheur ? Bouger juste un peu à chaque instant qu’il se rapproche de nous pour être toujours un peu loin ? Regarder la mortelle flèche avec notre appareil à pellicule infiniment sensible et la figer, à chaque instant immobile, en respirant un grand coup dans l’espace infinitisémal qui sépare cet instant du suivant ?

Georg Cantor est l’un des personnages d’un très beau livre de Denis (Villa des hommes). Il travaillait sur les différentes sortes d’infinis. Il y a en a deux qu’on connait bien. Celui des pas infiniment petits qu’on compte, 1, 2, 3, … 10, … 100 et puis, merde, on oublie de compter. Et puis il y a l’infinité de tous les ensembles de pas pour lesquels on peut ne pas oublier de compter, toutes les parties de la vie si vous préférez. Si vous avez lu le livre, vous savez que Georg Cantor était convaincu qu’il n’y a avait rien entre ces deux sortes d’infinis. Rien entre les instants comptés dans l’ordre où le hasard de nos vies les a mis et toutes les façons possibles d’en sélectionner certains. Mais Georg Cantor n’a jamais réussi à le prouver et il en a souffert jusqu’à la folie. On n’y est toujours pas vraiment arrivé et Cantor n’aurait pas du se faire tant de souci.

Il y a peut-être une façon de mettre ensemble les instants d’une vie dans laquelle la flèche mortelle n’atteint pas son but. Il faudrait pour cela construire un labyrinthe dans lequel elle s’égarerait, où elle serait obligée de sauter sans arrêt d’un endroit à l’autre. Ce labyrinthe, ce serait l’ensemble de toutes les mémoires où nous gardons un ami.1

  1. Merci à Jean-Louis Dunau qui m’a fait partager les résultats récents en matière d’hypothèse du continu pendant que nous faisions ensemble de très petits pas à ski de randonnée. Avis aux tortues, si Achille est derrière vous, courez le plus vite possible. []

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