Pour ce début 2013, les vases communiquent par-delà l’Atlantique. Je suis profondément reconnaissant à Laure Morali dont le texte illumine l’atelier et le peuple de tout un monde. Nous avions décidé de tenir chacun un journal des derniers jours de l’année centré sur la neige, les bruits de l’hiver. Laure a proposé ce beau titre du « Chant des choses ». Ma propre production est chez elle, dans Les portes. Comme chaque mois, grâce au généreux travail de Brigitte Célérier, vous avez accès à la liste des vases communicants.
Le chant des choses
Me zo ganet e kreiz ar mor Je suis né au milieu de la mer Yann-Ber Kalloc'h 24 décembre Autoroute 110 (Québec ) Lune des champs enneigés craquelures de pas son reflet Un troupeau d’outardes ne devraient-elles pas être parties dans le Sud ? Les oies aboient aux portes des fermes les migrateurs se sédentarisent La vieille montagne affaissée dans la plaine — Yamaska, Ange-Gardien, Farnham — son marmonnement rose au coucher du soleil l’enfonce vers la nuit des chevreuils « Des oies à la queue-leu-leu dans le ciel ! » remarque mon fils, frisson de mon frisson deux voiliers d’outardes se séparent en points de suspension faisant vriller le silence dans les prémisses du crépuscule On veut un Noël blanc pour mieux se souvenir que Jésus était noir comme le sont les Vierges des Trois Amériques celle de Copacabana ou de Guadalupe Un chant rauque et chaud de terre noire ruisselle sous la neige Waterloo, Valcourt, Lac-Brome Magog - 30 km sous la lune « Bleu, c'est une couleur froide parce que c'est une couleur eau et glace aussi » dit mon fils en jouant avec mes cheveux la main faufilée sous mon appui-tête Mont Orford cendré, le mont Owl's Head l'appelle "mon silence" Coaticook, la nuit tombe Merry, Jouvence nuit de Noël Le son des arbres le son le son des arbres Le 25 Mont Orford Rivière aux Cerises ruissellement noir sur les rochers glacés « Maman, tu savais ? le sève d'un arbre, c'est le sang d'un arbre » Flocon mot dentelle laissant descendre le souffle de l'univers jusqu'au sol Floup-floup deux coups d’ailes la mésange Craquement d'écorce cliquetis de feuilles givrées aux arbres Ni d'Ève cerf de Virginie dans la chair lactée du lac chuchotis de ses yeux jaunes accélération de sabots pulsant au cœur de la forêt des Cerises ni d'Adam Soleil silence un vide dans mon cri Cinq coups de carabine Le 26 Voyage est un mot qui convient à la neige Rivière au Saumon Racine, Melbourne Asbestos des baisers d'astres Chemin Mooney de lune et d’argent L'Avenir, et ceux qui y vivent « L'heure change à chaque seconde » même petite voix sur le siège arrière Wickham, Acton Vale, Granby Motel Alouette police en gyrophares Drummondville quadrillage de bungalows sons de tambours d'une colère enfouie sous la ville Sainte-Perpétue, Rang du Moulin Rouge Trois-Rivières, Sainte Eulalie Une outarde égarée remonte la 55 nord avec nous Rivière blanche Précieux-Sang Feu rouge posé sur le ciel bleu Grand-mère, Shawinigan, le ciel se voile Rivière Saint-Maurice ondulant camaïeu de gris aux glaces chuintantes engouffrées dans les forêts chaudes Route en lacets flocons à la dérive souvenirs des papillons monarques allant et venant l'été, jaunes, entre les voitures portés par leurs ailes immenses depuis le Mexique La Tuque, Chambord, Roberval Le 27 Mashteuiatsh Le ciel lavande touche au lac enneigé voix de l'air onctueux Nous de neige nids d'humains en chalets de vitres Blanc secret de nos corps reflétés la nuit qui craque à l'os la lune apparaîtra Une chaise de maître-nageur pour les fantômes Un vide infini nous soulève pas sur le vent marche dans la neige échappée du temps Épaisseur du silence lac de neige densité de toutes les pensées qui nous entourent, en prenant appui sur le souffle du lac, elle reposent en suspens à quelques mètres au-dessus du sol L’hiver, sortie du corps incursions sauvages au devant de nos vies jusqu'aux lisières mauves où crépitent les pensées de tout un peuple d'esprits familiers La blancheur révèle ces présences aphones qui nous prennent par la main pour que nous nous anticipions en empruntant le véhicule de leur enveloppe ouatée La nuit je marche nus pieds dans la neige Le 28 Force des lacs l'horizon nuageux se resserre autour de nos vies liquides Le silence de la neige est la voix de l'invisible Coquille de nacre où se reflètent nos rêves un pas avant la réalité Full Moon grossissement des flocons La lumière de la lune tourne en spirale vers l'intérieur du lac aspirant nos pensées nos soupirs, nos souffles nos lamentations nos enchantements, nos râles nos abandons, nos sursauts nos pulsations, nos appels nos chuchotements nos silences Le chant de la lune absorbe le moindre de nos sons pour nous rendre la voix limpide comme glace là où le désir nous presse de recommencer à accumuler dans nos granges sa musique Un feu dans la neige Ta grand-mère tourne autour de nous ma grand-mère tourne autour de nous notre grand-mère tourne autour de nous Le 29 Lac des cratères pulsations d'oiseaux fragiles Temps sans saccade Ouvrir une piste vers l'horizon m'effraie le jour où le soleil sculpte des lampes de neige dure Le 31 Marcher sur un lac ou sur la lune un son glaz me remonte à la gorge Me zo ganet e kreiz ar mor Je suis né au milieu de la mer
Laure Morali, 4 janvier 2013 à minuit au Québec
Très inspirantes, ces errances blanches