Reconnaissance, soutenabilité, édition et visibilité pour l’écriture numérique

mardi 29 janvier 2013 Commentaires fermés sur Reconnaissance, soutenabilité, édition et visibilité pour l’écriture numérique

Dans la dernière partie de la rencontre publie.net organisée vendredi 25 janvier au Centre Cerise, une discussion s’est engagée à partir de questions et affirmations provocantes d’Emmanuel Tugny (qui avait publié précédemment un passionnant entretien avec François Bon sur son blog de Mediapart).

On était fatigués comme un vendredi soir, affamés ou bourrés de cacahuètes et le cerveau plein des choses passionnantes d’avant, mais tout de même des questions essentielles ont pointé la tête dans cette discussion qu’il faut je crois garder à l’esprit. J’essaye de les restituer ici en demandant grande indulgence sur la fidélité de cette restitution (voir point précédent sur fatigue et cacahuètes). C’est parti de questions du provocateur demandant à François Bon « qui il publiait » et suggérant que ce serait, là comme ailleurs, des gens frustrés et affamés de publication, recherchant la reconnaissance symbolique et pratique qui va avec. Au « qui » François Bon répondit que l’essentiel c’était que c’était presque uniquement des auteur(e)s qu’il avait découverts par leur blog ou site, et que c’était cela le plus important parce que cela signalait que ces sites et les pratiques qui vont avec sont le lieu d’une forme importante de la création littéraire aujourd’hui. Maintenant, comme tout être humain se construit en reconnaissant les autres et recherche leur reconnaissance, qu’est ce donc que la reconnaissance pour les écriveurs numériques ?

Il y a une première forme de reconnaissance qu’on hésiterait presque à appeler telle, mais qui est au cœur de l’intensité avec laquelle on investit dans l’écriture, c’est la sienne propre. Pas le regard sur le reflet narcissique, mais le fait qu’on est son premier lecteur. La reconnaissance propre, c’est celle du doute permanent, de l’effacement et du stockage, de l’étonnement parfois, des brefs et rares moments où on se demande qui a écrit ce truc ou comment ça se fait qu’il ressemble à quelque chose. Si par peur de passer pour égocentrique on nie cette première facette, je crois qu’on ne comprendra rien à l’ensemble. Ensuite, ce qui fait du numérique un espace entièrement nouveau, c’est qu’il rend concret quelque chose qu’on a toujours invoqué, mais qui restait souvent une fiction : la reconnaissance qui nous importe vraiment, c’est celle de nos pairs. Mais c’est quoi ce truc « nos pairs » ? Dans l’écriture sur le Web, notamment au sein de la galaxie spirale aux frontières floues qui se relie à remue.net, publie.net etc. on a des pairs très divers. Les degrés de reconnaissance, d’appréciation ne disparaissent pas, mais comme on est tous en situation d’apprentissage et d’expérimentation permanents, ces différences ne sont pas bloquantes. Qui plus est les pairs sont multiformes, certains sont des auteurs purement numériques, d’autres des auteurs « classiques » présents cependant sur le Web, d’autres des « agrégateurs » sélectifs (ô combien précieux), d’autres des lecteurs qui ont ou pas d’autres pratiques créatives. La reconnaissance subtilement graduée ou colorée qui s’exprime dans les relais, dans les reprises, qui s’accumule dans l’histoire des vases communicants est une expérience humaine qui n’a été donnée dans l’histoire culturelle qu’aux participants à de rares expériences de groupes artistiques et qui est aujourd’hui ouverte à un bien plus grand nombre. Cette reconnaissance symbolique par les pairs, au fond elle suffit à entretenir, à justifier l’acte d’écrire (au sens large incluant toute forme d’expression).

Mais les questions ne s’arrêtent pas là. Surgit celle de la visibilité, d’un public. Ce que j’en entends dire de la part des ami(e)s écriveurs est très variable. Certains semblent s’en ficher et d’autres y prêter grande attention, et sans doute cela varie-t-il aussi suivant les périodes pour une personne donnée. La préoccupation de la taille d’un public est forcément complexe, pouvant sombrer dans une quête sans principes de l’attention mais aussi représenter une attention tout à fait louable aux autres et à ce que l’on fait. Je dois ici faire une déclaration d’intérêts : comme je conduis des études empiriques depuis des années sur l’attention aux œuvres dans différentes conditions, je suis naturellement prédisposé à ce qu’on s’en préoccupe. Toujours est-il que la loi de l’attention moyenne diminuant en fonction de l’accroissement du nombre des producteurs et des productions s’exerce à plein. Les représentations de ce que serait la taille d’un public raisonnable forgée à l’ère de l’édition papier d’un petit nombre de livres et de l’édition en revue d’un nombre plus grand mais restant limité d’auteurs doivent être entièrement révisées pour la publication directe sur le Web, mais aussi pour ce que devient la publication éditoriale à l’âge numérique. Pour revenir au microscopique, un billet « littéraire » sur l’atelier de bricolage assez récent1 où vous lisez ce texte a en moyenne 20 ou 30 lecteurs2. Les billets d’invités lors des vases communicants en attirent nettement plus, pour partie en raison de leur notoriété, pour partie grâce aux outils de visibilité mis en place par Brigitte Célérier et Pierre Ménard et au relais accentué par des lecteurs à cette occasion. Et bien ces 20 ou 30 lecteurs suffisent pleinement à la reconnaissance symbolique qui m’aide à persévérer. Tout simplement parce qu’il y en a une dizaine qui sont des personnes que j’estime, admire, apprécie et dont je tente d’apprendre. Si je les connaissais peut-être serait-ce le cas aussi pour les autres lecteurs. Maintenant, essayez de dire : « vous savez, je suis un écriveur reconnu, j’ai 20 ou 30 lecteurs » 3. C’est l’une des incompréhensions fatales qui sépare la culture d’avant le numérique et la culture numérique.

Evidemment, c’est quand on commence à parler édition et soutenabilité des pratiques créatives que ce fossé se révèle dans toute son ampleur. Attention d’abord, il ne s’agit surtout pas de croire que la fonction de l’édition se réduit à l’estampillage symbolique d’une œuvre et à la porter à l’attention d’un public vaste. Comme François Bon, Gwen Catala et Roxane Lecomte nous l’ont expliqué chacun à sa façon, il s’agit avant tout de transformer un ensemble de productions numériques issues souvent d’un blog ou site en un nouvel agencement qui fait sens comme ensemble pour un lecteur à un autre moment (pour un temps au moins et plus à travers ses révisions). Cette transformation est plus et non moins nécessaire pour l’écrit numérique au sens large (incluant plusieurs médias). En réalité un manuscrit ou tapuscrit ressemble bien plus à un livre que le paquet de productions que livre un auteur numérique ressemble à ce que sera demain l’objet éditorial numérique (qui comme François Bon nous le dit ne sera pas un eBook). Ceci dit, il n’y a qu’à voir n’importe quel d’entre nous manipulant « son » livre papier ou « son » livre numérique4 qu’il vient de découvrir comme objet édité pour savoir qu’il s’y joue aussi autre chose que cette transformation.

Etre édité c’est recevoir un signe d’appartenance à un groupe (de livres et d’auteurs). C’est savoir que ça ne nous était pas donné d’avance ou que ce n’était pas donné d’avance à ce qu’on a écrit et qui est devenu un corps étranger avec notre nom dessus. Quant à l’espoir d’atteindre un public accru, et notamment un public qui n’aurait pas rencontré cet écrit dans son espace d’origine, il est tout aussi légitime. Seulement là aussi, il faut être modeste. en moyenne 300, peut-être 500 ventes, quelques milliers d’accès (autorisés ou pas) aux fichiers correspondants 5. Là je parle de l’édition, la vraie, pas des usines de marketing. Publie.net a des chiffres de ventes beaucoup moins concentrés sur quelques titres que les éditeurs classiques et il faut s’en féliciter, c’est un signe en l’occurrence de vraie diversité et d’exigence. Avec le temps et nos efforts, des relais extérieurs attireront parfois l’attention sur des titres particuliers qui atteindront un public beaucoup plus important. Cela mettra de l’huile d’olive dans les épinards, mais on ne pourra pas compter dessus d’avance, faute à retomber dans l’autre catégorie d’édition.

Alors vient la dernière question : et la soutenabilité des activités d’écriture et des activités éditoriales. Qu’est-ce qui nous donnera le temps dont nous avons besoin pour nous y consacrer ? Qu’est qui permettra aux activités éditoriales à valeur ajoutée d’être rémunérées, de durer, mûrir, donner ce qu’elles ont dans le ventre ? Bien sûr les ventes de titres individuels y contribueront. Pas seulement économiquement : leurs signaux seront précieux, comme chaque tweet de recommandation ou chaque revue. Mais elles ne couvriront qu’une part des besoins. Quid du reste ? Au risque de lasser, je le répète, il faudra une combinaison de toutes les formes de mutualisation. La mutualisation volontaire qui se manifeste par les abonnements et le soutien direct. La mutualisation au sein des filières institutionnelles qui se manifeste par les abonnements des bibliothèques finançant l’amont qui les alimente. La mutualisation par l’impôt, quand son produit est bien utilisé, comme dans le cas des 100 fois 50 financés par le CNL et dans tout ce qui reste de statuts, activités, de soutiens et de temps libre permettant l’écriture. Et enfin, la mutualisation de la contribution créative, organisée par la loi, mais gérée par les contributeurs financiers (tout un chacun) qui en attribueront les montants par leur usages aux contributeurs à la création et par leurs préférences aux intermédiaires à valeur ajoutée. Quand donc ?

  1. Pendant les deux ou trois premières années de son existence la fréquentation d’un site augmente simplement parce que sa visibilité à travers des relais se sédimente. []
  2. J’ai un système statistique qui élimine toutes les fausses visites, les miennes ou celles de robots par exemple, et dont la conception d’une visite est assez exigeante. []
  3. Si l’on passe à mon blog de non-fiction Commu/ons qui existe depuis près de 10 ans, publie un peu plus d’un billet par semaine (souvent assez long), chaque billet est lu en moyenne 600 fois (500 lecteurs), avec de grandes variations  de 70 à plus de 10000. []
  4. Enfin disons l’interface de l’instrument d’accès à un livre numérique. []
  5. A dessein, je n’aborde pas ici la question de l’impact de ces accès sur les ventes, en rappelant cependant qu’avant de les considérer comme des ventes perdues, il faut étudier sérieusement la question. []

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