La direction nationale des infrastructures critiques

mercredi 10 avril 2013 Commentaires fermés sur La direction nationale des infrastructures critiques

Ceci est le huitième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


La cantine était au sous-sol. Elle donnait sur un large puits de jour où de vraies plantes imitant à la perfection leurs sœurs artificielles prospéraient avec l’aide d’un éclairage de pointe. Le personnel de la DNIC ressemblait à ces plantes. On enviait leurs salaires très corrects, les heures de travail raisonnables, le bâtiment moderne et bien desservi par les transports en commun. Mais quand on changeait l’éclairage, on voyait leur position un peu voûtée, la mine grise, cette étrange façon de serrer le mur d’un couloir même quand il n’arrive personne en face, le sourire crispé des salutations à des supérieurs, les passages soudains de l’énervement à la résignation. Nulle révolte, juste une dépression ambiante. Ceux qui étaient là depuis longtemps avaient trouvé un modus vivendi avec la déprime. A peine quelques dizaines d’années à passer. Le vrai risque c’était pour les jeunes, en particulier les stagiaires qui venaient sans savoir où ils mettaient le pied. Les histoires abondaient d’hospitalisations, d’antidépresseurs, de renoncements à une carrière qui s’annonçait prometteuse.

L’acting-out n’était pas le genre de la maison, mais le screening à l’embauche avait dû manquer un détail la concernant. Elle pouvait participer à une réunion sans qu’on s’en rende compte. Couleur muraille. Pourtant si on prenait le temps de la regarder, son visage avait une étrange mobilité, il changeait d’expression sans arrêt, passait de la joliesse à une espèce de dureté, de la rêverie à un regard qui vous transperçait. Il y avait deux ou trois hommes qui avaient réalisé des mois ou des années plus tard qu’elle les avait séduits alors qu’ils s’étaient à peine rendu compte de son existence à l’époque. Elle avait bien préparé son coup. Le plus difficile avait été d’avoir accès à la cantine en toute fin de journée. Elle avait dissous les petits comprimés blancs dans une bouteille d’eau minérale. C’avait été un jeu d’enfant d’en verser dans les bonbonnes des deux fontaines de la cantine. Pour éviter tout soupçon, elle en avait bu comme tout le monde, enfin sauf les tenants du Diet Coke et les quelques accros au vin rouge de midi. Le rohypnol (aka flunitrazepam) est très rarement utilisé sur de grands groupes. La plus grande partie des employés sombrèrent dans une sensation ensommeillée ouverte à de possibles outrages. Mais les tenants du Diet Coke et du vin à midi y virent un piège évident, dans lequel ils ne tombèrent pas. Tout aurait pu passer pour une après-midi particulièrement tranquille si le responsable de l’optimisation de l’usage des ressources n’était pas entré dans le bureau de son adjoint qu’il trouva sur la moquette, endormi et chastement enlacé avec une collègue. On ignore ce que cette vue évoqua dans son esprit mais il déclencha une alerte de niveau IV, celle qui est juste en-dessous de l’attentat terroriste majeur. A partir de là les récits divergent. Il semble que les forces de sécurité acheminées d’urgence n’aient pas été correctement prévenues de la nature de la menace. Découvrant un grand nombre de personnes allongées par terre ou endormies affalées dans leur fauteuil, elles les crûrent victime d’un attentat chimique. Aussitôt équipées d’encombrantes combinaisons et de masques qui ne semblent pas avoir boosté leur discernement, elles entreprirent de neutraliser les buveurs de Diet Coke et de petit rouge de midi, supposés coupables de l’attentat. Faisant preuve d’une surprenante capacité de solidarité et d’action collective, ces suspects se barricadèrent dans des salles d’archives en coinçant les portes avec de lourdes armoires remplies de plans de prévention des risques. Cela eut pour conséquence un durcissement sévère des moyens utilisés pour les neutraliser. On compte une quinzaine de morts parmi les employés et deux parmi les forces de sécurité, apparemment victimes de tirs amicaux. Toujours est-il que la DNIC fait maintenant face à des demandes d’indemnisation représentant plusieurs années de son budget. Le fonctionnement des infrastructures critiques n’a pas subi de désordre perceptible. Dans le récit qui précède l’identité du personnage à l’origine de l’intoxication de masse a été masquée par différents artifices. On notera que près de dix personnes ont revendiqué cette action, mais les troubles de la mémoire résultant de l’absorption du rohypnol à dose élevée rendent ces revendications peu crédibles.

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