Qu’est-ce qui lit en nous ?

dimanche 5 mai 2013 § 2 commentaires

On venait d’annoncer la mise en place de masters de création littéraire. Dans un entretien avec Macha Séry du Monde, Hélène Merlin-Kajman exprimait sa méfiance à l’égard de l’enseignement de l’écriture littéraire à l’université. Elle avançait divers arguments qui auraient pu constituer d’utiles avertissements sur les écueils à éviter (asservissement de l’écriture à la communication, normalisation des procédés). Seulement, il ne s’agissait visiblement pas d’esquisser ce que devrait être un espace éducatif d’appropriation de l’écriture et de l’opposer aux projets en cours. Elle en critiquait le principe même, défendant pied à pied l’enseignement commentaire de la littérature1, affirmant que « pour écrire il faut avoir été touché par ses lectures ». Apparemment ce point est peu contestable, et pourtant, une fois surmontée ma frustration devant le conservatisme disciplinaire de l’interviewée (elle-même romancière), c’est justement cette affirmation que j’ai décidé de soumettre à l’exercice du doute.

Ne pourrait-on pas dire tout autant qu’on ne peut être touché par ses lectures que parce qu’on a écrit en soi quelque chose auquel elles font écho ? Pour tester cette hypothèse, je suis retourné aux premières lectures dont je me souvienne, mes premiers « grands livres », grands non par la taille mais parce que c’était des livres comme ceux que les grands lisaient. Chasseurs de loups et Chasseurs d’or de James-Oliver Curwood. Bien sûr, les lisant, je n’avais rien écrit qui leur ressemble. Mais si je pouvais les lire, si je garde encore le souvenir de plongées angoissantes dans l’eau glacée à la recherche de pépites, c’est que je me racontais déjà des histoires. Même les contes avec lesquels j’avais appris à lire ne tiraient leur puissance que de faire écho à mes propres contes informes, à ces rếveries qui ont toujours pour moi accompagné la marche. J’écrivais déjà, en moi. A vrai dire, lire c’est activer des histoires en soi. Pour certaines théories du développement cognitif, les actes de perception et d’interprétation sont, dès le premier âge, toujours des projections dans l’action. Même si les limites du soi et de l’autre, de l’intérieur et du monde sont encore incertaines, c’est en agissant ou en imaginant de le faire que nous interprétons le monde. Imaginer d’agir est sans doute une tautologie, si imaginer c’est précisément (ré)activer. Mais réactiver quoi ? Rejouer quelque chose à l’intérieur de nous2.

Cette écriture intérieure nécessaire pour que la lecture puisse nous toucher, est-ce la même que celle de l’écrivain ? Et pourquoi pas, me dit une petite voix. Le jour même où je m’énervais ainsi contre l’opposition stérile entre lecture et écriture, j’ai rencontré … une autre lecture, celle d’un texte de Cécile Portier. Elle y relate l’impression particulière que lui a fait une séquence pourtant brève d’un film amateur3 d’une fête de village. Cécile Portier écrit ici à partir d’une « lecture », mais une lecture sans doute bien différente de celles qu’Hélène Martin-Kajman a en tête. Elle nous dit, ou du moins c’est ce que j’ai lu, que l’on ne peut voir et s’en souvenir que parce qu’on se raconte dans ce qu’on voit.

On ne voit jamais que depuis l’intérieur de soi, de cette position intérieure si particulière et double, où l’on vit et court sa vie, où dans le même temps on se voit la vivre sans parvenir à y dégager vraiment un mouvement lisible, crédible.

Les Danaïdes - Waterhouse  - Domaine public

Bien sûr, l’on voit aussi avec tout ce que l’on sait, que l’on a lu, ici l’histoire des Danaïdes condamnées à remplir sans fin un tonneau percé. Le peintre préraphaélite nous les montre presque immobiles mais dans le film elles courent, se précipitent, renversent en route l’eau de leurs récipients. Ce sont des femmes en images pas des images multipliées d’une femme idéale comme chez Waterhouse. Si le texte de Cécile Portier nous dit quelque chose, c’est parce qu’il n’y a pas qu’elle qui court sans fin d’un tonneau à un autre avec des récipients éternellement à moitié pleins et à moitié vides. Il faut espérer que nous continuerons à faire voyager l’eau dans les deux sens, entre écriture et lecture, dans l’incertitude qui ouvre le possible.

  1. L’enseignement littéraire et plus généralement artistique restreint au commentaire analytique érudit à l’université a eu certains mérites involontaires : la nature humaine ayant horreur du vide, des espaces d’apprentissage de création se sont développés dans les écoles d’art et dans les ateliers de pratiques plus informels. []
  2. Selon Noam Chomski, pour que l’apprentissage de la langue soit possible, il faut qu’existe un mécanisme fondamental inné qui serve de base à ce processus d’écriture interprétative. []
  3. Au moins dans ses mouvements de caméra. []

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§ 2 réponses à Qu’est-ce qui lit en nous ?"

  • En tirant un peu, je me plais à croire que les auteurs que je lis et qui me touchent sont des plagiaires par anticipation de ce que j’ai écris (en moi)…

  • Philippe Aigrain dit :

    Oui, je comprends ce sentiment et c’est en réalité ce qu’un auteur peut espérer de mieux avoir plagié par anticipation ce qu’un lecteur écrira en lui.

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