On aurait le temps – Cécile Portier

vendredi 7 juin 2013 § 5 commentaires

On aurait le temps. On réinventerait l’idée d’avoir du temps dans des interstices d’espaces initialement prévus pour aller vite.
On commencerait par l’accessoire, la proclamation, la décoration. On disposerait des banderoles. Pendant un long moment on ne ferait que ça : écouter les fanions de notre joie naïve claquer au vent, jamais trop fort car les grandes tempêtes et la houle seraient beaucoup plus loin.

On enlèverait les bordures.
Ensuite peut-être, constatant qu’on serait trop nombreux pour être délicats, on les remettrait, on admettrait peut-être l’idée de chemin. Mais pas celle de parcelle. Car le chemin est ce qui s’emprunte, jamais ne s’arroge.
On essaierait d’implanter sans définir de territoire.
Ce ne serait pas du luxe.

jardin partagé

D’ailleurs, on se mettrait au boulot. Le boulot ce serait gratter creuser remplir, soulever déplacer verser tenir, ce serait continuer. Les orties nous rendraient bravaches, on les prendrait à rebrousse sens, pour faire mentir toutes nos peurs.
On serait tenaces comme la ronce. On chérirait l’épine qu’elle nous aurait plantée dans le tendre de la paume, pour la légère inflammation qu’elle produirait, pour le souvenir durci qu’elle imprimerait à toutes nos caresses, les empêchant d’être mièvres (parfois se chuchoter des mots par le creux des sureaux).

Et quand apparaitrait en paysage le fruit de notre travail, on saurait reconnaitre que c’est le signe avant-coureur de l’ennui. Alors on recommencerait à défricher, arracher, avec cette idée de réinventer la peau de la terre.

Puis on resterait debout devant toute cette nudité, on resterait debout sous la pluie, sous le soleil, à ne rien faire d’autre que constater ce qui advient, à accueillir ce qui pousse tout seul quand on arrache tout, primevère, myosotis, bouton d’or invasif, trèfle frêle et roux.

Bientôt, et sans qu’on l’ait vraiment décidé, on sortirait du jardin, pour continuer pareil, ailleurs, partout.

Texte : Cécile Portier – Photo : Philippe Aigrain


Cécile Portier est une auteure repère de l’écriture numériquetout court. Elle rend justice à toutes sortes de gens, même ceux qu’elle doit pour cela inventer à partir de traces médiatiques ou informationnelles, avec empathie et sans complaisance, avec les mots qu’il faut et seulement ceux-là. Elle trace un chemin de l’écriture vers l’investissement et le questionnement du monde numérique que j’essaye de faire dans l’autre sens. Elle est chef d’orchestre de projets collectifs et animatrice d’ateliers. Qu’elle ait bien voulu m’accueillir dans ses projets, me dire parfois quelques mots qui valaient mille conseils, et aujourd’hui écrire ici ce texte, sont autant de chances inespérées pour moi. Lisez-là dans sa maison numérique où vous trouverez mon texte Jardinière et chez publie.net. Suivez et participez à ses projets Etant donnée ou La ville sous mes pas.

Comme chaque mois, grâce au généreux travail de Brigitte Célérier, vous avez accès à la liste des vases communicants.


Produit dans le cadre des vases communicants, ce texte a été annexé par la suite à la série Vacance dont il constitue le dixème texte. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


§ 5 réponses à On aurait le temps – Cécile Portier"

  • PdB dit :

    je le connais ce jardin, il fait le coin de la rue là, qui tourne (avant, dans la virage, il y avait là un restaurant portugais que j’aimais), avec cette autre, là, qui vient… du jardin. Voilà.
    PdB

  • ACC dit :

    Politiquement poétique. Un magnifique manifeste que je relis pour la 3ème fois.
    Quant à l’image, je me demandais, est-ce à Paris, près du marché d’Aligre ?

  • Philippe Aigrain dit :

    oui, c’est le jardin partagé de la rue Trousseau.

  • ACC dit :

    C’est donc bien cela. Je suis passée devant quelques fois quand nous vivions avenue Daumesnil. Je n’y ai jamais plongé mon entièrement mon regard. Une belle façon de commencer à y prêter attention. Je penserai à votre échange quand je le longerai lors d’un prochain séjour parisien.

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