Pratiques non marchandes et activités commerciales pour l’écriture numérique

lundi 10 juin 2013 § 1 commentaire

C’était il y sans doute 25 ans. Devant un bar d’une petite ville des Pyrénées, deux hommes se battaient. L’un semblait semblait avoir le dessus et cognait à répétition la tête de l’autre sur le trottoir. Terrorisé qu’il le tue ou le blesse gravement, j’intervins pour calmer le jeu. En environ 30 secondes, ils se mirent d’accord pour castagner en chœur le pertubateur qui prétendait les empêcher de régler leurs comptes. Je n’ai pas perdu cette habitude de tenter d’aider au dépassement de désaccords entre amis, mais maintenant, je mets mon casque d’avance. Donc, sachez le bien, j’ai la même sympathie pour ceux qui tentent d’organiser les pratiques non marchandes comme une sphère autonome et pour ceux qui veulent explorer toutes les façons de rendre ces pratiques soutenables, y compris par une articulation directe avec des activités commerciales.

Je voudrais ici défendre une thèse simple… aux conséquences complexes : dans l’écosystème d’écriture numérique, nous avons besoin de l’exploration simultanée de modèles qui autonomisent complètement la sphère non marchande et de modèles qui l’articulent avec l’édition commerciale. Là où les conséquences sont complexes, c’est qu’il s’agit bien de deux modèles de développement de l’écriture numérique, qui peuvent entre en tension l’un avec l’autre, mais qui partagent des valeurs communes qu’il est important d’expliciter :

  • Le rejet de la distinction entre des auteurs estampillés et rares et un public de lecteurs ou d’usagers producteurs de contenus,
  • Le remplacement de ce face à face par des continuums subtils, fluides et adaptables de reconnaissance dans des communautés de pairs,
  • La reconnaissance de droits culturels de tout un chacun, même s’il peut y avoir des débats sur la délimitation de ceux-ci, avec des conséquences comme le rejet des DRM, mais pas forcément celui du fait que certains contenus ne soient rendus accessibles par leurs auteurs ou éditeurs qu’après paiement,
  • Le fait de considérer l’espace numérique comme un laboratoire permanent de l’invention de nouvelles formes et relations, et en même temps de souhaiter le relier, l’ancrer même dans les humanismes et pratiques littéraires qui ont précédé le numérique.

Maintenant voyons où cela se complique. Nous vivons une ère de transition. L’informatique et internet ont rendu possible une multiplication de nombre de personnes qui s’engagent dans les activités créatives ou expressives, en particulier par l’écriture littéraire, et rendent publics les produits de ces activités. Cet accroissement du nombre de contributeurs à la littérature est considérable et il se manifeste à tous les niveaux de qualité ou d’intérêt (notions qui n’ont pas de définition univoque, mais dont l’absence fait parfois plus ou moins consensus). Le temps de réception (lecture au sens large) des œuvres est lui borné pour chaque individu et dans son ensemble, quelle que soit l’intensification des investissements. Dans cet univers, la réception moyenne d’une œuvre décroît significativement. Ce n’est un problème, mais c’est un défi culturel, politique et économique. Pas un problème parce que dans la plupart des cas, des interactions avec un groupe limité de pairs lecteurs, auteurs ou critiques suffisent à entretenir et enrichir le désir d’écrire, l’intensité de ses déceptions et satisfactions. Défi culturel cependant parce que nos représentations de ce qu’est « un public » ont été forgées à l’ère des industries culturelles centralisées. Défi politique parce qu’il ne serait pas acceptable de laisser se construire une société duale dans laquelle des privilégiés culturels bénéficieraient de la participation à la culture numérique naissante alors qu’une grande part de la population serait prisonnière de la réception des produits formatés des industries culturelles et des quelques produits de la culture numérique qu’elles coopteraient pour les porter à l’attention d’un public. Défi économique parce qu’audience moyenne décroissante signifie besoin de nouvelles sources de financement de la capacité à écrire (temps libre, compétences, pièce à soi).

Soumis à ces tensions, chacun d’entre nous oscille entre deux mouvements. L’un consiste à approfondir l’autonomie de la sphère non marchande, à lui créer un environnement dégagé des coûts de transactions ou de la dépendance à l’audience et aux marchés, à éviter tout ce qui peut faire obstacle à l’accès aux productions écrites. L’autre consiste à investir les circuits de la visibilité, de la notoriété et de l’économie marchande pour y porter ce qu’on estime devoir y être reconnu. Cela implique généralement des investissements supérieurs et l’acceptation, fut-elle sans cesse négociée, de contraintes qui ne sont pas celles que se donnerait de façon autonome l’écriture numérique native. Je crois qu’on gagne beaucoup à considérer ces deux activités comme divisant chacun d’entre nous plutôt que comme nous classant en deux groupes ou types d’acteurs, même si à un moment donné tel ou tel d’entre nous va investir plus l’une autre l’autre posture. Quelles exigences légitimes chaque position fait-elle alors poser sur l’autre ? Comment peuvent-elles ensemble reconnaître leur valeur conjointe ?

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