Une maison numérique, du blé et deux heures de temps libre par jour

mardi 16 juillet 2013 Commentaires fermés sur Une maison numérique, du blé et deux heures de temps libre par jour

Il y a 85 ans, Virginia Woolf annonçait dans A Room of One’s own qu’un siècle plus tard, il serait moins exceptionnel qu’une auteure soit dotée d’une pièce où travailler sans être dérangée et de cinq cents livres de rente. Ces femmes pourraient ainsi libérer le potentiel complet de leur écriture pour qu’elle embrasse toute la réalité. Elle précisait qu’il fallait mesurer la part du symbole dans chacune des deux conditions, la pièce à soi représentant les conditions de la liberté de travailler et penser par soi-même et les cinq cent livres de rente, celles du temps libre et de la contemplation. Il va falloir sérieusement sprinter dans les 15 dernières années pour que la promesse soit tenue. Mais sans attendre, on peut revisiter A Room of One’s own avec à l’esprit une autre question, celle des conditions de développement de l’écriture numérique.

L’idée m’en est venue lors d’une conversation avec un praticien de l’écriture numérique dans une rencontre d’activistes culturels numériques. Comme je lui faisais part de mon admiration pour Virginia Woolf (VW ci-après) et du rôle important qu’Une pièce à soi jouait pour certaines pratiques d’écriture numériques, il m’opposa que les cinq cents livres de rente relevaient d’une conception bourgeoise élitiste, et qu’il avait du mal à aller plus loin. Or justement il faut aller plus loin et s’abstraire un peu du détail des conditions proposées par VW1. C’est à a partir de l’attention remarquable qu’elle porte aux conditions matérielles de l’acte d’écriture2, que nous pouvons explorer les conditions de développement de l’écriture numérique.

VW est écartelée entre deux personnes de référence, l’auteure engagée dans son écriture, celle à qui elle dit : « Pourvu que vous écriviez ce que vous voulez écrire, c’est là le plus important ; quant à savoir si cela importera pendant des siècles ou seulement quelques heures, personne ne peut le dire »3 et le génie, la grande poète que serait devenue la petite sœur de Shakespeare si elle avait vécu et pu jouer et écrire. Dans sa conclusion, elle articule les deux en affirmant aux étudiantes qui l’écoutent que ce n’est que si elles construisent les conditions matérielles de l’écriture poétique qu’une semblable de la petite sœur de Shakespeare pourra apparaître et, cette fois, vivre et écrire sa poésie. Le génie est la vraie référence, le but ultime, mais du point de vue des politiques publiques, ce sont déjà pour VW les étudiantes qui comptent.

Nous sommes aujourd’hui dans un univers profondément différent. Nous avons une chance immense, celle de l’univers numérique, de ces maisons et de ces lieux qu’il ouvre pour ceux qui peuvent en saisir la possibilité. La première condition contemporaine du développement de la culture numérique, c’est de rendre chacun conscient de l’importance de construire et d’émanciper ses maisons numériques. Mettre ensemble la réflexion sociologique, littéraire et philosophique sur la culture numérique et celles des techniciens et des activistes sur les technologies et faire que beaucoup s’approprient les résultats de cette rencontre. Cela ne fera qu’accentuer les autres défis, mais cela nous permettra de les aborder dans de bien meilleures conditions.

Nous ne serons plus face à 200 étudiantes4 mais à des dizaines de milliers aujourd’hui ou centaines de milliers demain de praticiens, engagés à des degrés divers, chacun devant avoir la possibilité de l’être plus avant. Ne vous en faites pas pour les génies, il en apparaîtra toujours, seul leur caractère d’exception peut être fragilisé. Le risque de la pauvreté et de l’obscurité décourageant tant de praticiens de qualité est bien plus grand. Comment feront nous en sorte que ces praticiens reçoivent des degrés raisonnables de reconnaissance symbolique et matérielle. Un peu de blé et deux heures de temps libre par jour. Les deux sont inséparables. Beaucoup diront « combien ? » et « deux heures ce n’est pas assez ». Mais c’est une base pour l’entrée dans une pratique soutenue. Pour certains il y a aura plus de ressources financières par divers moyens5 et plus de temps libre du fait de leur reconnaissance. Mais cela doit se faire dans un cadre d’équité et d’indépendance à l’égard des distributeurs du divertissement standardisé. A l’opposé, si l’on dispose de quelques capacités expressives et sociales6, une contribution réelle à une communauté de pratique peut s’effectuer avec un investissement en temps bien inférieur (une demi-heure par jour ?). C’est ce qui permet l’initiation de trajectoires d’écriture numérique et… débouche sur la frustration de ne pouvoir les étoffer

Il n’y a pas une réponse unique au comment, pas plus qu’il n’y en avait une pour les conditions posées par VW. Mais chaque décision sur notre façon de produire, de consommer, sur la fiscalité, les médias, le partage des tâches domestiques entre hommes et femmes, l’infrastructure numérique et nos pratiques dans cet univers, les modèles de financement culturels ou le droit d’auteur a un impact majeur sur qui aura du blé et deux heures de temps libre par jour.

  1. Le mot rente prête à la critique mais si VW cite l’exemple d’un héritage reçu d’une tante, elle mentionne aussi ailleurs des auteures contemporaines les obtenant par des activités de traduction et rédactionnelles. 500 livres de 1928 représentent 25 000 € d’aujourd’hui, soit 2000 € par mois, 40% de plus que notre salaire médian, mais bien moins que les gains de nos rentiers actuels. []
  2. Cette attention aux conditions matérielles d’une production intellectuelle et aux conditions matérielles tout court évoque Marx et surtout Engels, lui même issu d’une famille d’industriels. []
  3. Traduction Jean-Yves Cotté pour l’édition publie.net. []
  4. Les défis spécifiques des conditions de l’écriture littéraire pour les femmes sont loin d’être derrière nous, même s’ils se sont déplacé des conditions matérielles immédiates de l’acte d’écrire vers les inégalités de temps libre et de reconnaissance. []
  5. Dont ceux de la contribution créative que je défends. []
  6. OK, c’est redoutablement imprécis, mais toute formulation plus précise risquerait d’être dissuasive ou fausse. []

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