Mais des zones d’ombre demeurent… – Christine Zottele

vendredi 6 décembre 2013 § 1 commentaire

Mais des zones d’ombre demeurent ; il faut y regarder de plus près.
Ainsi, pensent ces deux paires de jambes sur les pavés de la rue des Teinturiers. Enfin surtout l’une des deux paires. Peut-être bien celles de la femme. La femme a repéré le photographe assis à la terrasse. Il y a une paire d’yeux qui épie dans la nuit festivalière. Un voyeur qui se fond dans la nuit des spectateurs. Un voyeur qui cadre dans le viseur une paire de jambes battant le pavé. Résumons : deux paires de jambes marchent dans la nuit. Dans une rue que foulent habituellement une foule de jambes en goguette. Mais il est tard dans la nuit et dans la saison. Deux paires de jambes et une paire d’yeux doublée d’un œil numérique.

jambes

Les jambes masculines ont des pieds tranquilles à l’aise blaise dans les sandales d’été. Hier encore, les doigts de pieds en éventail sur le voilier au mouillage au Frioul regardaient un éventail en papier battre d’une aile molle le visage de la femme. Ils y seraient bien restés, les pieds. C’est pour faire plaisir aux jambes féminines qu’ils sont venus ici voir les papes et les papesses de la création contemporaine et du spectacle vivant. Les jambes masculines ne s’en plaignent pas. Elles ont vu de belles choses cette année. De toute façon, elles perdent la tête avec ses jambes à elle à côté, des jambes qui n’en font qu’à leur tête. Les jambes de l’homme se disent qu’elles iraient très loin avec les jambes de la femme. Pourquoi l’image d’une solitude hivernale apparaît-elle d’un coup ? Trois parasols chapeaux de paille paille paille plantés dans le sable d’une plage déserte et leurs ombres ovoïdes. Des œufs d’ombre couvant dans le sable un avenir sombre.

parasols

Les jambes de la femme devancent légèrement celles de l’homme. Ce sont des jambes nues, heureuses, en vacances, qui avancent dans l’éclairage tamisé de la rue. Des jambes ciseaux qui découpent la nuit pour en faire une résille noire marquant le deuil du soleil. Elles ont encore du jus, ces jambes qui ont foulé les plateaux de tant d’opéras, de tant de théâtres en France et en Europe. Elles ont travaillé avec les plus grandes. Surmonté les accidents de parcours – rupture de ligaments croisés tendinites claquages – pour danser encore et toujours, s’alléger de la mortelle pesanteur pour mieux éprouver les rebonds de la vie. Des jambes paraissant toujours jeunes malgré une longue carrière déjà ! Des jambes jamais plus heureuses que dans la lumière artificielle de la scène ! C’est fini désormais. Au repos forcé, les a condamnées le corps médical. Ne pas pleurer. Ne pas s’apitoyer. A-t-on déjà vu des jambes pleurer sur leur sort ? Elles se rappellent l’oiseau de mer tentant hier de s’élever dans les airs après avoir piqué du bec dans un bleu profond. Les ailes alourdies par l’eau et le sel avaient mis un certain temps à prendre leur essor. Sur le miroir de l’eau, l’ombre du gabian s’élargissait en même temps qu’il prenait de la hauteur. Ce n’était pas naturel. La femme avait levé la tête : au-dessus de l’oiseau un gros nuage passait. Ses jambes s’étaient remises en marche.

oiseau de mer

Le photographe mitraille la nuit comme il a mitraillé le jour. Il n’est allé voir aucun spectacle. Celui de la rue lui suffit. C’est la nuit maintenant et il n’est toujours pas fatigué. Il a croisé le regard d’une femme marchant à côté d’un homme mais ce sont ses jambes qu’il a prises. Ou plutôt la lumière sur les pavés. L’éternel jeu de l’ombre et de la lumière, de l’illusion et du réel. Quand il n’y aura plus de mystère, quand il sera blasé de tout ça, il verra… Ou il ne verra plus rien. L’œil de son appareil fait partie de lui comme ses jambes. Quand les images apparaissent sur l’écran de son ordinateur, naissent parfois des histoires. Parfois ces histoires ne sont pas des fictions. Certes, demeurent de nombreuses zones d’ombre. Et quand les zones d’ombres font tache d’huile, ce n’est pas bon, se dit-il en souriant. La nuit risque d’engloutir les zones d’ombres. Tapie dans l’ombre, l’atroce vérité peut venir planter ses griffes dans le cou et alors… Deux paires de jambes accélèrent dans la nuit, deux yeux les suivent, non, trois…

Texte : Christine Zottele
Photos : Philippe Marc


Je ne connais pas Christine Zottele. Enfin si, bien sûr, je la connais sur internet, je lis son blog est-ce-en-ciel? et je la suis sur twitter depuis longtemps. Le résultat, c’est ce mélange de distance (physique) et de proximité, de souci de l’autre qui est propre à l’amitié numérique (la vraie, pas celle de Facebook), de rencontres imprévues. Par exemple, nous avons tous les deux écrit sur les gypaètes. Et puis la magie des vases communicants opère. Christine a proposé que nous partions tous les deux de trois photos de Philippe Marc qu’elle m’a laissé choisir dans un ensemble. Elles se sont imposées avec une sorte d’évidence. Les textes eux, on ne sait pas ce qu’ils vont être, ils viennent de ces zones d’ombre qui demeurent, donnent son titre au texte de Christine Zottele et coexistent avec les zones de lumière. C’est un grand bonheur d’accueillir ce texte dans mon atelier. Le mien,– 1-2-3-Soleil – est sur est-ce-en-ciel?.

Comme chaque mois, grâce au généreux travail de Brigitte Célérier, vous avez accès à la liste des vases communicants.

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