Je porte une grande admiration (communément partagée) à la poésie de Deborah Heissler. Première découverte (tardive) en écoutant la lecture d’une traduction anglaise (par Sabine Huynh) d’un extrait de Comme un morceau de nuit découpé dans son étoffe. Proximité de la voix, écart de la langue. Il m’en reste cette impression d’avoir été porté, par les mots, par le chant intérieur qui les a mus. Puis j’ai lu ce recueil, celui qui l’avait précédé, et maintenant Chiaroscuro.
Les trois recueils remis dans l’ordre chronologique, la maturation d’une économie de moyens devient visible, élague quelques fioritures. Certaines mises en forme sont conservées depuis Près d’eux, la nuit sous la neige : des usages simples de la spatialisation du texte, l’alternance de la mise en italiques ou sans. Au-delà de cette continuité, Chiaroscuro est une merveille du dire tant avec si peu de mots et de mots simples. Du dire ce qui avant d’être dit ne se disait pas (je retranscris ici deux pages) :
depuis ta nuque d’ébène et
mes lèvres de lait
à être mue sans fin paysage
celle qui
fut
à la langue de rose
Je ne vous explique pas ce qui se dit dans Chiaroscuro, car la préface de Sabine Huynh le fait mieux que je ne pourrais. Je veux en rester ici à la sensation de le lire, à ce sentiment d’être porté dans des continents du sentir, dans le double entendre du clair-obscur, celui de la transition de la nuit au jour et celui du contraste des peaux. Il y a une extraordinaire sensualité, au-delà des genres, dans un pays partagé comme un second degré du rêve. En fait, c’est comme si l’air avait changé de consistance, comme si les ondes sonores des mots lus intérieurement y sculptaient des formes, comme si la langue était un toucher.
Chiaroscuro est illustre de linogravures d’André Jolivet à l’encre rouge. J’ai un goût particulier pour cette technique que pratiquent des proches. Comme souvent, c’est l’image non illustrative qui fait un véritable écho à la poésie, qui installe un rapport d’intensification mutuelle entre deux registres de perception.