La conjuration des émotions

mercredi 27 août 2014 Commentaires fermés sur La conjuration des émotions

Ceci est le vingt-quatrième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


On n’avait jamais vu une grève aussi difficile à organiser. Pas de lieu de travail où en discuter. Quand on était gréviste, c’est à peine si les autres s’en rendaient compte. Tout juste détectaient-ils un étrange retrait, un défaut d’attention à l’amplification des horreurs à la une. Les premières tentatives de la conjuration1 furent des échecs complets. Pas moyen de faire boule de neige quand la neige ne se voit même pas. En plus chacun pouvait se transformer en jaune, sans même s’en rendre compte soudain on retweetait l’émotion sur commande. Ce qui a tout débloqué, c’est l’idée d’une grève du zèle ciblée. On n’attendrait plus la prochaine décapitation, le prochain lynchage, le fait divers horrible pour tenter désespérément de ne pas y prêter une attention fascinée. Ils voulaient qu’on s’émeuve ? Et bien on allait en rajouter, mais à notre façon.

Chacun donc s’émouvait de ce qui le mérite. Les petites choses et les grandes, surtout celles que personne ne voit, parce qu’elles sont trop petites ou trop distantes ou trop compliquées. C’était une conjuration très discrète parce qu’elle ne demandait aucune coordination, simplement l’adoption de pratiques communes, sans qu’il soit nécessaire de leur choisir un objet précis. Certains s’émouvaient de l’air triste d’un passant, s’en faisaient une obsession, tentaient par tous moyens d’en comprendre les causes, d’en partager publiquement les mécanismes, d’y suggérer des remèdes. D’autres s’indignaient de la laideur d’un lieu, du manque d’attention qu’on lui avait porté, des conditions de vie indignes de ceux qui devaient y vivre, y travailler ou plus souvent y zoner. D’autres s’indignaient des règles cachées qui président à des effets absurdes, par exemple lorsque qu’une compagnie de chemins de fer fait partir des trains en avance pour que les indicateurs de pourcentage d’arrivée à l’heure soient améliorés. On s’émouvait aussi des horreurs des guerres, mais surtout de celles que tout le monde oubliait ou de ce qui se passait dans les périodes « calmes » lorsque le politique continuait la guerre par d’autres moyens. On s’émouvait aussi positivement bien sûr. De la beauté inaperçue de petites choses, d’un geste généreux passé inaperçu, du soin mis à faire une chose même minime, de l’ingéniosité d’un outil. Toutes ces émotions on les partageait, notamment par l’écriture ou d’autres médiations. Dans la plupart des cas, une émotion donnée ne touchait que peu de monde. Mais parfois, un groupe plus vaste se formait. Une règle implicite était que dès que les médias ou les intermédiateurs s’en mêlaient, on passait à autre chose. Car toute cette attention, toute cette empathie, ce n’était pas directement pour changer le monde, mais d’abord pour bien vivre et nous libérer de la dictature des émotions imposées.

Les pouvoirs en place ne s’en émurent pas tout de suite. Tout au plus les consultants grassement payés à identifier de nouvelles tendances s’étonnèrent d’un soudain sentimentalisme. Les premiers signaux préoccupants apparurent progressivement. D’abord le marketing viral donna des signes de faiblesse aggravés. Puis ce furent les grandes émotions collectives, les prises en otage et les libérations, les catastrophes naturelles, les épidémies, les meurtres d’enfants qui ne capturaient plus leur quota d’attention. Ce n’est pas qu’on s’en désintéressait. On était juste trop occupé à d’autres émotions, celles qu’on avait choisies, même au hasard. L’émotion politique sur commande ne fut pas épargnée : un changement de gouvernement se passa dans une indifférence totale. La première réaction à ces alertes fut d’augmenter les doses. On passait des scènes d’agressions et d’accidents horribles en boucle sur les chaînes d’information continue. Un petit extrait vidéo de scène de guerre pouvait être mis à l’antenne des milliers de fois. Les visages de proches pleurant un disparu ou les pleurs de sportifs éliminés étaient capturés avec une insistance obscène. Mais tout cela semblait ne plus peser face à la souffrance décrite pudiquement d’un enfant tancé dans la rue sans raison par un parent excédé du stress matinal.

La conjuration des émotions ne résoud rien, on n’y battra aucun record de visionnement de vidéos, pas une espèce en danger ne sera sauvée de la disparition grâce à elle, on ne sait même pas si un malade sera sauvé in extremis. Mais elle nous libère de la peur et de l’horreur sur commande. Au moins on choisit maintenant ce qui nous horrifie, indigne ou ravit. On ne risque pas de manquer d’occasions de s’absenter du grand miroir du monde. L’effet est assez étonnant. La pensée en est comme plus légère, plus agile aussi pour comprendre les mécanismes artificiellement complexes qui rendent le monde inagissable. La conjuration des émotions nous rend aussi plus attentifs les uns aux autres. Nul ne sait encore ce que nous en ferons.

  1. On utilise ici le mot dans les deux sens identifiés par le Dictionnaire du CNRTL : un complot ourdi pour des motifs le plus suivant nuisibles et une formule pratique pour détourner des influences maléfiques. []

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