Ils vaquaient. A leur occupation, s’ils en avaient une. A d’autres tâches aussi : consommation, loisirs, vie de famille. Ils vaquaient donc. Il fallait être heureux. C’était devenu un devoir éthique, comme de manger ce qu’on a dans son assiette quand d’autres ont faim. Le problème, c’est que du coup on ne savait plus trop ce que c’était d’être heureux, de l’être fort, de souffrir du malheur, de redevenir heureux par surprise. Ils allaient bien, avaient des enfants et des petits-enfants, tombaient malades, vieillissaient, mouraient. Tout se passait comme d’habitude. Ils votaient même, enfin la plupart. Certains se sentaient de gauche, du côté de la justice. Ils se réjouissaient quand ça aurait pu être pire. Ils se cultivaient. Certains savaient tout sur pourquoi ça allait mal. D’autres étaient sûrs que ça irait bien si. Mais on n’avait pas pu. Parce que les médias. Ou le trop de folie accumulée dans le marbre des lois. Pour ceux qui s’obstinaient à ne pas se décourager, on avait créé des services spécialisés dans l’explication de pourquoi rendre les choses meilleures les rendrait pires. Normal, on avait tout fait pour que ce soit comme ça. Le temps était suspendu. On attendait que ça aille encore plus mal, que surgisse de quelque part inconnue de la société une forme d’action qui réveillerait chacun. Beaucoup avaient créé de petits îlots d’une société bonne. Des zones d’amitié, de générosité, de conversation politique ou culturelle. Dans la proximité des lieux, ou dans cette autre proximité de l’espace numérique. Ils avaient commencé à développer de nouvelles formes de relations hors des marchés. Ils produisaient. Ils avaient brouillé les frontières entre travail et activité et profané celles entre œuvres et productions. Jamais on n’avait autant produit, à la fois de ce qu’il faut consommer et de ce qu’on ne consomme pas mais qu’on se donne et qu’on transmet. Même ceux qui avaient commencé à construire ces autres vies sentaient comme une vacance. Ils aimaient souvent leur travail, mais à bien y regarder, c’était le travail tel qu’il aurait pu être, et on ne savait pas toujours décrire cet état qu’on sentait possible. Les millions de désoccupés aussi couraient d’une formalité pour garder une allocation à l’espoir d’un stage ou d’un emploi moins de 78h par mois, catégorie B du chômage, du rendez-vous qu’on ne pouvait plus prendre à la CAF à une commission de surendettement. Consommer aussi prenait un temps fou, de coupon de réduction en promotion H&M. Quand il faisait beau, on s’y accrochait comme à une rareté, à une fragile exception, alors qu’il faisait beau aussi souvent qu’avant. Parfois ils se regardaient entre inconnus, et leur regard disait « toi aussi, tu le sais ». Ils s’aimaient, avec la force de l’instant précieux, avec le désir fou qui n’a pas de temps. Personne n’avait le temps. Tous se sentaient frénétiques et oisifs à la fois, absents qui regardent leurs propres gestes et se demandent « mais pourquoi ? ». C’était une grande vacance.
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- auteur: philippe
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- catégories : néotopies
- mots-clefs : occupation, vacance
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toutes choses étant égales par ailleurs .. — – on a faim on a faim ! – eh bien il faut manger.. – on peut pas on peut pas ! – eh bien il faut se forcer ! —
justesse de ce texte, qui je le crains pourrait être mis au futur