Mises en scène

lundi 14 mars 2016 Commentaires fermés sur Mises en scène

Je l’ai déjà dit en 4 fois 140 caractères, Dans le squelette de la baleine mis en scène par Eugenio Barba et son Odin Teatret a été pour moi un vrai choc, un émerveillement brutal. La principale inspiration revendiquée par le texte remis aux spectateurs sous la forme d’un tout petit livret cousu est celle du Devant la loi de Kafka. Il s’y ajoute certains extraits assez hétérodoxes des manuscrits gnostiques coptes de Mag Hammadi1. Ce qui rassemble ces sources d’inspiration, c’est une vision ancrée dans des religions de l’émancipation humaine et du retournement des relations entre les êtres humains et leur(s) dieu(x), retournement à travers lequel il appartient aux humains d’exercer leur liberté pour inventer un monde qui soit plus hospitalier à ce(s) dieu(x).

J’ai lu Kafka quand j’avais entre 16 et 18 ans, Le procés, La métamorphose et surtout les Lettres à Milena qui enflammaient mes amis d’alors pendant que, plus jeune qu’eux, je me demandais surtout comment faire pour que certaines veulent bien considérer mon air malheureux avec autre chose qu’une pitié amicale. Je ne crois même pas qu’à l’époque je savais que Le procès était un roman inachevé dont seul la Parabole de la loi avait été publié du vivant de Kafka (on ne lisait pas les préfaces, c’était nul, on se ferait notre propre idée). J’étais comme aujoud’hui un athée aux origines alimentées par de multiples cultures, y compris religieuses. Le milieu où je traînais agitait des interrogations sur l’identité culturelle juive et s’il fallait l’épouser ou la respecter à distance critique. Certains s’échauffaient autour des thèmes théologiques protestants de la mort de Dieu. On se demandait si on pouvait s’opposer aussi fort à la guerre du Vietnam et ne pas se dire soutien des communistes vietnamiens. On lisait des livres auxquels on ne comprenait rien qui parlaient de différance. S’y intéresser était la porte d’entrée de l’attention de certaines, porte devant laquelle veillaient hélas pas mal de gardiens. On commençait à comprendre qu’il n’y avait pas en face de nous un ennemi, mais un système bureaucratique anonyme, que l’essentiel de son pouvoir résidait notre acquiescement à certaines de ses règles, notre peur de les contester. Alors on énonçait de temps en temps des énormités provocantes, histoire de se prouver qu’on était capable de dépasser cette peur.

Bref on était des plantes maladroites qui poussaient sur le terreau où a grandi Kafka, et dont j’ai redécouvert l’actualité dans l’écriture d’ami(e)s d’aujourd’hui. D’où la jubilation ressentie à la force des énoncés que portent les acteurs de l’Odin Teatret, qu’ils soient d’espoir :

Gorge-toi de vent,
cours derrière le vol des oiseaux

ou de révolte :

Une génération est venue qui a des couteaux
au lieu de dents
et qui déchire avec ses mâchoires
et dévore les pauvres de la terre
et les misérables parmi les hommes

Elle restait pourtant mystérieuse. Je me suis plongé dans la lecture d’un remarquable article de Michael Löwy : « Devant la loi : le judaïsme subversif de Franz Kafka » tout entier consacré aux racines libertaires et humanistes (dans le sens où ce sont les hommes qui façonnent leurs dieux) de l’œuvre de Franz Kafka, et par ce chemin détourné, j’ai fini par comprendre pourquoi nous tous, les 50 spectateurs assis derrière deux longues tables parallèles délimitant une scène immense, chacun avec devant lui un verre, du pain, des olives et une bouteille de vin pour quatre, un petit récipient pour les noyaux d’olive, une petite bougie à alcool, nous avions eu l’impression de vivre un moment unique. Quand les acteurs sont venus trinquer avec nous à la fin, ne sachant trop quoi dire, j’ai balbutié : « on n’oubliera pas ce moment ». Au début de la pièce, deux acteurs commencent à un bout de chaque table et emplissent avec des gestes de sommelier chacun des verres de vin. Ce que cette mise en scène nous dit, c’est que le monde qui résultera de notre transgression, de notre désobéissance, ce ne sera pas celui du chaos, ce sera une civilisation que nous construirons, elle sera faite par nous, de nous. Qui sait quels dieux viendront ou pas l’habiter, mais elle sera plus accueillante.

Le lendemain soir, j’ai repris la lecture de Mondeling de Guillaume Vissac. Je l’avais interrompue après avoir lu le premier texte. J’avais trouvé l’écriture remarquable, mais la lecture difficile. Or là, reprenant le texte, je me suis mis à lire les textes suivants avec la gourmandise qu’on a lorsque on a enfin atteint dans une langue étrangère le niveau de compréhension qui nous permet de nous laisser emporter par le fil du récit. Car c’est bien une langue neuve — ou plutôt plusieurs — qui parcourent le livre et font écho aux photos de Junku Nishimura ou l’inverse. Comme si on avait réuni une petite armée de personnes dont chacune dirait :

Cette lettre est la plus longue
cette lettre est la plus langue
des lettres que j’ai jamais écrites

mais pourquoi lire était-il si laborieux pour le premier texte et si fluide ensuite. Bien sûr, il y a mon propre état de réception qui varie tant. Mais pas que. Le premier texte, je sais que l’auteur le considère comme le plus abouti. Et effectivement, il m’a profondément marqué. Il nous emmène dans une « afrique », avec ses routes, ses voyageurs et ses passagers, ses peurs et ses détours. Il s’y incarne des personnages en quelques phrases qui ne cessent pas d’exister quand on tourne la page. C’est que j’avais mal regardé, j’avais sauté dans le texte par son début, sans parcourir d’abord du regard toute la scène du livre, sans laisser s’installer sa mise en scène, qui est pourtant fort belle. Alors peut-être, ouvrez-le n’importe où, mais lisez-le.

  1. L’article de Michael Löwy que je cite plus loin critique de façon convaincante ceux qui veulent rattacher la pensée de Kafka à ces courants gnostiques, mais cela n’interdit bien sûr pas de les rapprocher dans une nouvelle œuvre. []

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