De la transparence et de l’opacité numériques

vendredi 3 août 2012 § 2 commentaires

Pour ces vases communicants d’août 2012, c’est Isabelle Pariente-Butterlin (@IsabelleP_B) qui bricole dans l’atelier. L’occupant habituel est parti aux bords des mondes. La liste des autres vases communicants de ce mois, selon le principe qui anime ce rendez-vous mensuel d’échange entre blogs, se trouve ici.


J’ai remarqué que les êtres ont une certaine manière de déplacer l’air autour d’eux. Puis de s’en laisser envelopper et de s’habiller ainsi de mouvement et d’immobilité. Une manière qui n’est qu’à eux. De le fendre. De scinder l’espace en deux et de s’introduire dans notre champ de conscience et de perception. Ou d’y passer inaperçu. De traverser la scène. Comme si toute leur présence était donnée toute entière dans les premières impressions tremblantes, celles auxquelles il n’est pas possible encore d’accrocher des mots, de faire tenir des phrases.
Il y a ceux que l’on remarque, et ceux qu’on voit à peine, parfois même, on ne les voit pas. Ou on les voit trop tard. On les bouscule, on les heurte, les épaules s’entrechoquent, on accroche un pan de leur manteau ou leur besace, on déséquilibre leur présence dans le monde. Et qui plus est, on ne se rend compte de leur gêne, la leur et celle qu’ils occasionnent, que lorsque le heurt est inévitable. Et puis il y a ceux dont on a une conscience aigüe, une perception incroyablement fine, dont on perçoit les expressions les plus impalpables et les modifications les plus légères. C’est injuste mais c’est ainsi. On a pourtant construit des modèles collectifs dans lesquels nous sommes tous parfaitement interchangeables. Ainsi, Rousseau élabore, dans le Contrat social, II, 7, que le législateur doit renaturer l’homme, substituer à l’être individuel et biologique un être collectif et politique qui sera ce par quoi il se manifestera dans le champ de la Res Publica. La puissance de la pensée se concentre toute entière pour effacer les disparités entre les êtres, l’attention que nous portons aux uns, que nous refusons aux autres. C’est injuste mais c’est ainsi : notre perception est très accidentée et très contrastée. Elle est instable et erratique. Et elle ne se laisse pas ni modifier ni atténuer.

La donne pourrait être autre sur Internet. Il y aurait peut-être un espace à construire dans lequel nous avons tous les mêmes cartes en mains pour avancer dans le monde social. Comme si on battait à nouveau les cartes, et qu’on pouvait recommencer, refaire son entrée, choisir un personnage qui nous convienne mieux que ce que la nature au fond, et une certaine naïveté quand nous avons commencé à nous avancer dans la vie, nous ont donné. On pourrait n’est-ce pas ?, choisir son entrée, corriger son personnage, changer la donne, coïncider un peu mieux, un peu plus exactement avec ce qui se manifeste de nous. On pourrait peut-être, ce serait le lieu, de n’être pas ce que la nature a fait de nous, et quelques maladresses aussi. On pourrait reprendre le jeu à zéro. Repartir. Revenir.
Sauf qu’évidemment le jeu recommence. Je déteste cette question de Hume qui demandait pourquoi seulement certaines femmes étaient jolies, et qui répondait, ou se répondait à lui-même, qu’être jolie est seulement une comparaison avec les autres, et que seules dix pour cent des femmes le sont mais que si on prenait toutes les femmes les plus jolies, on continuerait à en trouver dix pour cent de belles, et les autres deviendraient inintéressantes ou laides. Le jeu social et son injustice qui recommencent, comme une valse, comme un fractal. Reprenez de nouveau les dix pour cent … oh et puis non, arrêtons !

La question est de savoir, parce que c’est très opaque, quel est le mode de présence que nous avons sur Internet, comment et sous quelle modalité nous faisons signe aux autres, à tous ceux qui nous croisent et qui pourraient ne pas nous voir, tous ceux pour qui il ne serait pas compliqué du tout de ne pas nous voir, de ne pas s’en tenir à notre présence, et pourtant le jeu, mystérieusement, recommence à l’identique. Dans le défilé ininterrompu des affirmations, des questions, des doutes, des demandes, des renseignements, des protestations qui se produit sous nos yeux, qui ne cesse pas un instant son mouvement héraclitéen, il y a, sans qu’on puisse tout à fait dire pourquoi, c’est ainsi, celles qui retiennent notre attention et celles qui glissent sur nous sans rien accrocher, vers lesquelles nous ne tournons pas tout à fait notre esprit. Alors même que toutes ces interventions semblent dépouillées de ce qui, dans la vie sociale, permet de déjouer ce tourbillon, d’être un peu plus voyante, de parler un peu plus fort, de se hausser du col, de se faire une place au soleil, la structure de nouveau se met en place et se rejoue à l’identique.
Je ne comprends pas pourquoi mais le même phénomène ici se répète et de nouveau le jeu social se joue presque de la même manière. On peut tenter une analogie : dans les écrits, prenons simplement les tweets, toutes ces minuscules interventions qui sont ce à quoi Twitter réduit notre présence et notre phénomène, il doit bien y avoir quelque chose qui écarte le silence, qui l’ouvre et le scinde en deux, pour un instant, qui le brise, le fissure, comme notre présence dans le monde érode la solitude, la corrode, et la brise en une myriade d’éclats pour ceux seulement qui savent la percevoir. Je ne sais pas s’il faut parler de brouhaha ou de silence, mais sur ce fond sonore, quel qu’il soit, il n’est pas impossible qu’une simple phrase, dépourvue d’intonation, dépourvue de la voix et de la modulation de celui qui la tient dans le monde, qui la lance, qui la propose, il n’est pas impossible qu’une simple phrase scinde le silence et le brouhaha et nous dessine très intensément la présence concrète d’autrui, dans sa complexité et ses opacités, alors même que tout semblait transparent et limpide, alors même qu’un instant auparavant, il n’y avait que la solitude indifférente et tenace.

À ce point de la réflexion, je ne pourrais pas dire les choses autrement que musicalement. Il y a une note, une tonalité perçue de la voix qui soutient l’affirmation, il y a les lignes mélodiques qu’elle suit et dont elle instaure l’attente et la reconnaissance, il doit bien y avoir quelque chose comme des perceptions d’une subtilité surprenante, pour que nous soyons décidés, soudain, à répondre à l’un ou à l’autre dont un instant encore auparavant, nous ignorions l’existence. Les êtres tiennent leur note, musicalement dans toutes les manifestations et dans tous les modes de leur présence, qu’elle soit immédiate ou numérique. Elle s’accorde ou non avec celle que nous tenons nous aussi. Les accords se font ou ne se font pas. Il faut bien croire que les êtres tiennent la tonalité de leur présence dans le monde jusque dans les manifestations les plus minimales qu’ils peuvent lancer à la cantonade à partir de leur écran d’ordinateur, dans un ici et un maintenant qui n’est pas accessible et dans lequel nous ne nous retrouverons pas. Et nous les percevons, ou ne les percevons pas, nous les entendons, ou nous leur restons opaques et indifférents, le jeu se répète, se duplique. Nous restons ce que nous sommes, même si ce que nous sommes nous est à nous-mêmes très opaques. La tonalité continue d’être là. Et le jeu se déplace d’un espace à un autre. Le jeu de la présence de soi au monde.

§ 2 réponses à De la transparence et de l’opacité numériques"

  • ALiCe__M dit :

    « Les êtres tiennent leur note, musicalement dans toutes les manifestations et dans tous les modes de leur présence, qu’elle soit immédiate ou numérique. « 

    Je me pose la question de cette « note », qui est au fond celle de l’unité, de l’identité de l’être : y en a-t-il une ? j’ai l’impression que les notes varient énormément au sein même de chaque être. Un ami mathématicien me parle d' »invariant »: existe-t-il des invariants chez chaque être, ou ne sommes-nous que mouvement, transformation permanente, à chaque minute, seconde, pixel ?

  • […] la transparence et de l’opacité numérique d’@IsabelleP_B chez Ph.Aigrain atelierdebricolage.net/?p=436 #VasesCo […]

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