Du 14 septembre 2012 au 29 mai 2019, j’ai tenu une chronique des néotopies, ces nouveaux lieux qui émergent dans des champs qui semblaient dévastés et y construisent des morceaux de futur pour habiter notre présent. Je sens que cet ensemble de chroniques doit s’arrêter. Ce n’est pas parce que les néotopies elles-mêmes viendraient à manquer, c’est que ma façon d’en tenir la chronique a atteint ce qu’elle pouvait. J’espère que ces 42 textes, couvrant une période de presque sept ans seront édités dans une forme adaptée.
Présentation des néotopies
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1. Vacance
vendredi 14 septembre 2012 § 2 commentaires § permalink
Ils vaquaient. A leur occupation, s’ils en avaient une. A d’autres tâches aussi : consommation, loisirs, vie de famille. Ils vaquaient donc. Il fallait être heureux. C’était devenu un devoir éthique, comme de manger ce qu’on a dans son assiette quand d’autres ont faim. Le problème, c’est que du coup on ne savait plus trop ce que c’était d’être heureux, de l’être fort, de souffrir du malheur, de redevenir heureux par surprise. Ils allaient bien, avaient des enfants et des petits-enfants, tombaient malades, vieillissaient, mouraient. Tout se passait comme d’habitude. Ils votaient même, enfin la plupart. Certains se sentaient de gauche, du côté de la justice. Ils se réjouissaient quand ça aurait pu être pire. Ils se cultivaient. Certains savaient tout sur pourquoi ça allait mal. D’autres étaient sûrs que ça irait bien si. Mais on n’avait pas pu. Parce que les médias. Ou le trop de folie accumulée dans le marbre des lois. Pour ceux qui s’obstinaient à ne pas se décourager, on avait créé des services spécialisés dans l’explication de pourquoi rendre les choses meilleures les rendrait pires. Normal, on avait tout fait pour que ce soit comme ça. Le temps était suspendu. On attendait que ça aille encore plus mal, que surgisse de quelque part inconnue de la société une forme d’action qui réveillerait chacun. Beaucoup avaient créé de petits îlots d’une société bonne. Des zones d’amitié, de générosité, de conversation politique ou culturelle. Dans la proximité des lieux, ou dans cette autre proximité de l’espace numérique. Ils avaient commencé à développer de nouvelles formes de relations hors des marchés. Ils produisaient. Ils avaient brouillé les frontières entre travail et activité et profané celles entre œuvres et productions. Jamais on n’avait autant produit, à la fois de ce qu’il faut consommer et de ce qu’on ne consomme pas mais qu’on se donne et qu’on transmet. Même ceux qui avaient commencé à construire ces autres vies sentaient comme une vacance. Ils aimaient souvent leur travail, mais à bien y regarder, c’était le travail tel qu’il aurait pu être, et on ne savait pas toujours décrire cet état qu’on sentait possible. Les millions de désoccupés aussi couraient d’une formalité pour garder une allocation à l’espoir d’un stage ou d’un emploi moins de 78h par mois, catégorie B du chômage, du rendez-vous qu’on ne pouvait plus prendre à la CAF à une commission de surendettement. Consommer aussi prenait un temps fou, de coupon de réduction en promotion H&M. Quand il faisait beau, on s’y accrochait comme à une rareté, à une fragile exception, alors qu’il faisait beau aussi souvent qu’avant. Parfois ils se regardaient entre inconnus, et leur regard disait « toi aussi, tu le sais ». Ils s’aimaient, avec la force de l’instant précieux, avec le désir fou qui n’a pas de temps. Personne n’avait le temps. Tous se sentaient frénétiques et oisifs à la fois, absents qui regardent leurs propres gestes et se demandent « mais pourquoi ? ». C’était une grande vacance.
2. Pelotes
lundi 22 octobre 2012 § Commentaires fermés sur 2. Pelotes § permalink
Résumé des épisodes précédents : donc, leur temps est suspendu. Dans ces cas-là, il passe vite, c’est un torrent de montagne qui les roule comme des pierres. On ne sait pas vers quoi. Est-ce vers une catastrophe qui aurait la vertu de rendre à nouveau le monde lisible ? Est-ce vers de nouveaux projets ? Chacun est plongé dans une sorte de vacance. Ou soudain jeté dans l’embrasement d’un possible qui se dérobe néanmoins. Ils sont infirmes à l’égard du présent, vaquant à leurs occupations en attendant.
des milliards de pelotes personnelles minuscules et minables furetant à la surface de la terre. C’est la même.
Fred Vargas, Critique de l’anxiété pure, Viviane Hamy, 2003, p. 33
La monstrueuse pelote de la complexité et celle où s’emmêlent les liens lilliputiens de leur vie conspirent à les priver du possible. En se débattant, ils resserrent ces liens. Dans la violence d’un geste soudain, il leur arrive de les briser. La souffrance et l’intense plaisir se mêlent alors, mais bientôt viennent emmêler d’autres pelotes. C’est qu’il leur faudrait parvenir à démêler les deux pelotes qui ne sont qu’une d’un coup. L’une les fait un mais divisé, individu non pas dans le sens de ne pouvoir être divisé plus avant, mais dans celui de l’être irrémédiablement, des autres et de soi. L’autre les fait partie d’un collectif qui n’est pas encore nous, puisqu’il n’a pas pouvoir sur les conditions de son devenir. C’est pourquoi dans ce temps vacant, le personnel et le politique se mêlent comme jamais.
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3. Les défecteurs
lundi 5 novembre 2012 § Commentaires fermés sur 3. Les défecteurs § permalink
Episodes précédents : il fait un temps de vacance et ce n’est pas de la tarte de démêler nos pelotes dans ces conditions.
On ne sait pas comment cela a commencé. Certains prétendent qu’il y eut une multiplication de gestes de refus, de désobéissance. Les enquêtes déclenchées pour le confirmer aboutirent à un constat paradoxal : des comportements étonnants proliféraient depuis des années, mais on ne pouvait pas vraiment les considérer comme relevant d’une rébellion organisée. Une chef de département multipliait des notes de service remerciant ses subordonnés pour leurs erreurs inspirantes. Un employé réputé calme et serviable produisait des documents fantaisistes, et traitait ceux qui lui en faisaient reproche de mauviettes serviles. On avait découvert qu’une bibliothécaire travaillait depuis des années à une notice bibliographique unique, ayant habilement exploité certains champs sans limites de nombre de caractères pour y injecter l’équivalent de plusieurs volumes érudits. Une comptable plutôt réservée avait commencé à publier chaque lundi un billet sur internet où elle décrivait les habitudes sexuelles de ses collègues, désignés par des pseudonymes, mais aisément reconnaissables par leurs collaborateurs. Le cas n’était pas isolé, mais les enquêteurs avaient trouvé curieux que les collègues concernés rectifient ou précisent les affirmations de la comptable dans les commentaires de ses billets.
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Un rien de temps
jeudi 15 novembre 2012 § Commentaires fermés sur Un rien de temps § permalink
Résumé des épisodes précédents : les défecteurs essayent de gagner du temps.
Gagner du temps, mais pas dans le sens habituel. Il ne s’agit pas de retarder une échéance inévitable. Au contraire, retrouver un temps propre, un temps pour soi. Pas forcément sans contrainte. Mais avec les contraintes qu’on se donne soi-même, qu’on habite comme une maison prêtée pour un séjour, avec la curiosité, la gourmandise d’imaginer ce qu’on va en faire. Gagner du temps pour pouvoir en perdre. Comment le retrouver ce temps ? Ils peuvent imaginer d’en libérer. Ils ont déjà supprimé la télévision, n’accédant à ses flux que par internet ou ne les visualisant que par des projecteurs rarement utilisés. Théoriquement trois heures par jour de gagnées. Aussitôt avalées par des monstres invisibles, les chronophages. Ils s’étaient spécialisés par genres, téléphone, inquiétude et tâches domestiques se délectant du temps des défectrices, pendant que jeux aux règles prédéfinies, navigation compulsive et négation de l’inquiétude grignotaient celui des défecteurs.
Ils tentent d’apprivoiser les monstres les plus gourmands. Ils partagent mieux les tâches domestiques, se méfient des périples de la consommation, réfléchissent et construisent leurs pratiques sur internet. Hélas, plein d’autres chronophages sont tapis tout autour. Un monstre parfois rigolo qui les occupe à se tenir au courant du rien de notre temps. Ou des très vicieux, comme celui qui nous invite à réfléchir à comment à gagner du temps. Et puis il y a pire encore, c’est lorsqu’en tentant de libérer du temps, par exemple en réduisant certaines formes de socialité, ils se rendent compte qu’ils ont en même temps détruit une partie de ce à quoi ils voulaient l’occuper.
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La soucoupe
lundi 3 décembre 2012 § Commentaires fermés sur La soucoupe § permalink
Résumé des épisodes précédents : il fallait un lieu.1
Je m’appelle Salif. J’ai aussi un autre prénom, mais c’est le contraire d’un pseudo, un prénom secret. C’est moi qui raconte la soucoupe. Un jour, je vous dirai comment c’est arrivé que ce soit moi, mais pour l’instant il suffit que vous sachiez que je suis conteur et que j’aime les mots, même quand ils paraissent compliqués. Ici je range chaque soir, je vérifie que ce qui appartient à chacun est bien dans son casier. Je suis un employé, mais aussi un utilisateur. Je suis l’un des rares à avoir le droit de venir la nuit. Ce que je fais, c’est de dessiner le ciel. Je monte sur la terrasse. Il y a trop de lumière, mais tard dans la nuit, on voit quand même assez du ciel pour faire ces dessins qui dans mon pays d’avant servent à choisir le prénom des enfants.
Ils ont appelé ça la soucoupe. On penserait plutôt à un vaisseau. Les énormes engins de fonte dans le sous-sol me font penser à la salle des machines d’un navire. On peut encore imaginer leur bourdonnement du temps où elles fonctionnaient. Mais soucoupe, on se demande vraiment pourquoi. Certains pensent que c’est parce qu’ils nous prennent pour des extraterrestres. La plupart imaginent que c’est à cause de la quantité de café que nous consommons. Je dis nous parce que ce que je suis l’un d’entre eux. Mais je sais beaucoup de choses parce que je suis aussi un employé.
Le café est gratuit et illimité, mais il n’y a pas de soucoupe, juste des tasses dépareillées. Le petit brun qui parle tout le temps dit que le goût du café mêle l’amer et le brûlé d’une façon qui le ramène instantanément dans la cuisine d’une vieille tante, avec sa cafetière en aluminium posée sur un poêle. Lui aussi, ce doit être un conteur.
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- Toute ressemblance de La soucoupe avec des lieux réels relèverait d’une heureuse coïncidence. [↩]
Cantique du marché
lundi 25 février 2013 § Commentaires fermés sur Cantique du marché § permalink
A la manière de Daniel Bourrion
ne cultivez pas de jardin potager ça fait du tort à l’agriculture nationale ne donnez jamais de conseils à vos enfants ni à ceux des autres Acadomia crée des emplois ne distribuez pas vos œuvres sous Creative Commons pensez aux artistes professionnels ne partagez jamais vos savoirs c’est l’or noir du vingt-et-unième siècle ne faites pas l’amour pour rien cela fait du tort à la prostitution ne coupez pas le son pendant les publicités télévisées votre cerveau doit rester pleinement disponible ne faites pas la cuisine comment les ouvriers des usines de plats préparés vont-ils vivre ne ramassez jamais rien dans la nature elle nous fait une concurrence déloyale
Contredisantes
dimanche 24 mars 2013 § Commentaires fermés sur Contredisantes § permalink
Résumé des épisodes précédents : on a exploré des lieux de rencontre entre différentes sortes de défecteurs.
« Vous voyez bien, disait-on, cette femme bizarre et contredisante aime les diables… »
G. SAND, Histoire de ma vie, t. 3, 1855, p. 198 via le Trésor de la langue française
La Maison. C’est comme ça qu’on disait à l’intérieur. Il y avait ceux qui étaient du côté du manche, leur tranquille brutalité, leur sentiment du devoir accompli lorsqu’ils veillaient à l’application de régles jamais écrites et à la mesure d’indicateurs d’efficacité ou de performance dont on avait juré qu’ils n’étaient là que parce qu’il en fallait et qui avaient fini par tenir lieu d’objectifs sacrés et fluctuants. Il y avait ceux qui filaient doux. Tout se passait bien. Ils travaillaient aux indicateurs en se disant que c’était pire ailleurs, qu’il y avait beaucoup à perdre, de beaux restes d’une noble mission. Il y avait ceux que des causes inconnues avaient cassés ou tout au moins fêlés. On invoquait la malchance, le destin, les maladies du temps. On les tolérait, avec des manifestations d’impatience croissante au fur et à mesure que l’étau des ressources se resserrait. Et puis il y a avait les indomptés qui continuaient à donner du sens à la Maison. Des femmes souvent, mais il y en avait aussi dans les catégories précédentes et des hommes dans celle-ci. On dira « elles ». Elles avaient construit des zones de projet temporaire. Comme elles faisaient aussi tout le reste, on l’acceptait. Et puis c’était pratique de les avoir sous la main quand il fallait montrer qu’on continuait à innover. Faire tout le reste devenait de plus en plus ingérable. Elles rêvaient d’un monde où leur mission choisie leur serait confiée comme but premier. Puis se réveillaient avec le souvenir d’un cauchemar où ça tournait mal. Chacune ressassait ses contradictions comme des balles rebondissant sur les murs d’une pièce sans porte.
On ne sait pas comment est né le mouvement des contredisantes. Il y a des hommes qui en font partie comme pour les sages-femmes. Au départ c’était une sorte de groupe de discussion, nulle intention subversive. Elles ne disaient pas contre, ne portaient pas la contradiction, elles la disaient juste. Entre elles, et puis sur un blog où elles écrivaient les contradictions d’une autre pour brouiller les pistes. Tout aurait pu en rester là, mais les ducôtédumanche n’aiment vraiment pas la contradiction.
La direction nationale des infrastructures critiques
mercredi 10 avril 2013 § Commentaires fermés sur La direction nationale des infrastructures critiques § permalink
Ceci est le huitième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
La cantine était au sous-sol. Elle donnait sur un large puits de jour où de vraies plantes imitant à la perfection leurs sœurs artificielles prospéraient avec l’aide d’un éclairage de pointe. Le personnel de la DNIC ressemblait à ces plantes. On enviait leurs salaires très corrects, les heures de travail raisonnables, le bâtiment moderne et bien desservi par les transports en commun. Mais quand on changeait l’éclairage, on voyait leur position un peu voûtée, la mine grise, cette étrange façon de serrer le mur d’un couloir même quand il n’arrive personne en face, le sourire crispé des salutations à des supérieurs, les passages soudains de l’énervement à la résignation. Nulle révolte, juste une dépression ambiante. Ceux qui étaient là depuis longtemps avaient trouvé un modus vivendi avec la déprime. A peine quelques dizaines d’années à passer. Le vrai risque c’était pour les jeunes, en particulier les stagiaires qui venaient sans savoir où ils mettaient le pied. Les histoires abondaient d’hospitalisations, d’antidépresseurs, de renoncements à une carrière qui s’annonçait prometteuse.
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Trop hésitants pour le soleil
lundi 20 mai 2013 § 2 commentaires § permalink
Ceci est le neuxième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
L’évolution saisonnière retient son souffle. Temps variable de très mauvais à franchement dégueulasse dirait à peu près Pierre Dac. Les sudistes sont parfois épargnés si l’on en croit des photos de ciel bleui, mais la neige tardive les a cependant rattrapés en altitude. Le soleil a mis les voiles.
En fait, il nous boycotte. On est trop irrésolus pour lui. Il y a ceux qui arrivent à se pourrir la vie de façon soigneusement organisée. En plus ils se racontent que c’est la faute des autres, alors que c’est chacun d’entre eux qui les a laissés faire. Il y a ceux, beaucoup plus nombreux, à qui on l’a vraiment pourrie et ils ont beau se retourner dans tous les sens, l’herbe verte est trop chère ou trop loin. Et eux aussi ils se racontent que c’est la faute des autres. L’avantage si c’est la faute des autres, c’est qu’il suffira de quelqu’un qui leur tape dessus, aux autres. Les candidats ne manquent pas, chacun avec ses autres à soi sur lesquels il aimerait taper. Ce n’est pas une dépression sans responsables, pourtant. La responsabilité collective, on peut mettre des noms dessus, mais c’est plus dur de savoir par quel bout l’attraper et la secouer. Il y a ceux qui pensent qu’il faut en revenir à la lutte des classes, un truc qu’on comprenait, où il faisait souvent beau dans les films quand on sortait le pique-nique pour profiter des premières victoires.
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On aurait le temps – Cécile Portier
vendredi 7 juin 2013 § 5 commentaires § permalink
On aurait le temps. On réinventerait l’idée d’avoir du temps dans des interstices d’espaces initialement prévus pour aller vite.
On commencerait par l’accessoire, la proclamation, la décoration. On disposerait des banderoles. Pendant un long moment on ne ferait que ça : écouter les fanions de notre joie naïve claquer au vent, jamais trop fort car les grandes tempêtes et la houle seraient beaucoup plus loin.
On enlèverait les bordures.
Ensuite peut-être, constatant qu’on serait trop nombreux pour être délicats, on les remettrait, on admettrait peut-être l’idée de chemin. Mais pas celle de parcelle. Car le chemin est ce qui s’emprunte, jamais ne s’arroge.
On essaierait d’implanter sans définir de territoire.
Ce ne serait pas du luxe.
D’ailleurs, on se mettrait au boulot. Le boulot ce serait gratter creuser remplir, soulever déplacer verser tenir, ce serait continuer. Les orties nous rendraient bravaches, on les prendrait à rebrousse sens, pour faire mentir toutes nos peurs. » Lire la suite «
Les architectes des villes potentielles
dimanche 16 juin 2013 § Commentaires fermés sur Les architectes des villes potentielles § permalink
Ceci est le onzième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
Ils se réunissent périodiquement dans des événements aux titres changeants : le forum des néotopistes culturels, la conférence des ingénieurs du partage, le conciliabule des fabricants sociaux, l’assemblée des futurs incertains. Chacun de ces événements migre de ville en ville en suivant la cartographie des atmosphères en vogue ou en fuyant les prix excessifs de l’immobilier. Si l’on considére deux de ces réunions, elles ont sans doute la moitié de leurs participants en commun. Mais chacune a son aura propre, liée ici à la personnalité d’une organisatrice, là à une nuance de positionnement dont on pourrait discuter des heures sans arriver à parfaitement la caractériser.
Cela a commencé il y a un peu plus de dix ans. Aujourd’hui des brises contradictoires soufflent : le tourbillon de l’urgence, du peut-être déjà trop tard, le vent chaud d’une force naissante, le sentiment d’être déjà vieux et celui d’une nouvelle jeunesse. Ce sont d’étranges urbanistes, si différents des faiseurs de plans de ville idéale du milieu du siècle dernier. Ils commencent par construire leur ville et la pensent en chemin. Certains commencent par un tout petit morceau, une rue témoin dans l’espace des pratiques de chacun, une fanfare improbable qui se mêle subrepticement à un défilé, y joue une musique jamais entendue et transforme la procession en une inclassable manifestation. D’autres s’occupent des réseaux. Leur ville n’est pas encore là, mais elle a déjà ces circuits enfouis, ces veines où circulent le sang des expressions de chacun et la sève de nos amitiés. D’autres construisent d’étranges ateliers d’artisans, d’où sortent des machines à construire des objets pas encore conçus.
D’autres encore se demandent comment faire pousser ces morceaux de ville comme des plantes émergeant de l’asphalte, ici ou là. Ils ne craignent pas d’investir l’économie, de travailler les relations de pouvoir plutôt que d’en nier l’existence. Ils travaillent à une relation sans cesse renégociée entre les individus et les collectifs qu’ils forment.
Certains enfin réfléchissent au développement futur de ces villes qui ne seront jamais achevées. Toujours en essayant d’en construire un morceau tout de suite. Ils discutent sans fin de ce qui ne fonctionne pas, de ce qui va déconner demain. Le crime suprême c’est le positivisme béat. La rancœur et le ressentiment ne sont pas bienvenus. C’est une belle et fragile navigation des émotions et de la pensée.
Merci à Jonathan Utiel Saldanha, à gauche sur la photo et à tous les participants de la conférence Shared Digital Futures pour l’inspiration de ce texte.
Printemps généralisé
samedi 22 juin 2013 § Commentaires fermés sur Printemps généralisé § permalink
Ceci est le douzième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
Le printemps pourri fait place à un début d’été mitigé. Cependant, considéré sur une période plus longue, le printemps est généralisé. Il a cessé d’être une saison, c’est devenu un concept. Il y en existe de partout. La confusion la plus noire régne. A cause des faux printemps et des vrais printemps que certains considérent comme faux. Les faux printemps c’est quand des fanatiques des pétards financés par des nababs se rejouent la cérémonie du thé. Ou quand de bonnes familles aux enfants proprets mis en transe par des comiques qui ne le sont pas servent de régiments à des églises en perdition. Les faux printemps sont faux comme printemps, mais tout ce qu’il a de plus vrais comme régressions politiques. Là où ça devient compliqué c’est avec les vrais printemps qui ne rentrent pas dans les cases.
En fait on ne les comprend pas parce qu’ils ressemblent au printemps de notre jeunesse, et sa jeunesse, où même celle de ses parents, c’est ce qu’on comprend le moins. Ce sont des révoltes de ceux qui ont assez pour comprendre qu’on les prive d’un possible. Un rien les allume, quelques plantes, le prix d’un trajet ou d’un repas immangeable, mais c’est plus dur de les éteindre. Il y a aussi ce qui est important, la lutte contre les jeux du cirque et du marché, contre le contrôle des cerveaux et des comportements, pour le libre passage des langues et des corps. La lutte aussi contre l’enfermement dans des alternatives bouchées. Ce sont des mouvements qui ne veulent pas gagner au prix de se perdre, notamment dans la violence. Tous les fossiles de la politique tentent de naviguer sur la vague ou de l’utiliser à leur profit. Mais ils n’embrassent qu’une fumée.
Les printaniers sont sages et même très sages. Ils refusent d’être instrumentalisés. Mais la sagesse demande à être partagée. Le malheur qui guette nous viendra de ceux qui n’écoutent pas. S’ils s’y obstinent, ils peuvent bloquer tout et forcer la violence. La violence ne plaît qu’aux martyrs et aux dictateurs. Nous nous en passerions bien. C’est une belle chienlit de retour, dépouillée de ses illusions et défiante d’elle-même.
Dîner
dimanche 21 juillet 2013 § Commentaires fermés sur Dîner § permalink
Ceci est le treizième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
Trois couples. Ils sont liés par d’anciennes amitiés dont on n’est pas sûr qu’elles existent encore mais auxquelles ils sont fidèles. Des liens de lycée, de sport, de vacances, d’amours de jeunesse, d’un milieu commun qui ne les a pas empêché de suivre des trajectoires différentes. Ils sont réunis cette fois par les maladies qui frappent d’autres amis. Se serrent les coudes face à l’adversité qui guette. Il y a les maîtres du monde, les zélés travailleurs et les luxotopiens.
Elle arrive juste d’Antonésie, le nouveau front des ressources naturelles, un pays découpé à la règle et au cutter lors d’une décolonisation dont on a perdu le souvenir. Le pays est entièrement managé par un bureau d’études américain au staff international. C’est incroyable, dit-elle, je gère tout, le budget de l’Etat, les infrastructures, les services sociaux, on est tellement plus efficace. Attention, nous ne sommes pas un monopole, il y a aussi les chinois. Ils sont encore confinés aux secteurs les moins rentables, mais ils s’approchent sournoisement des ressources naturelles stratégiques, les terres cultivables, certains minéraux et l’énergie, bien sûr. Tout de même elle envisage de revenir d’Antonésie, on lui a proposé un beau poste au cœur de l’empire, enfin dans les zones exploitables, fracturables hydrauliquement et pompables bitumineusement. Lui s’occupe des actifs immobiliers et financiers.
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Désassujettissement civil
vendredi 13 septembre 2013 § Commentaires fermés sur Désassujettissement civil § permalink
Ceci est le quatorzième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
Tout a commencé par un temps très doux. Ceux qui pouvaient partir s’étaient éloignés plus longtemps que d’habitude, ils avaient pris une respiration très longue avant de replonger en apnée. Comme ce que l’anesthésiste vous demande de faire pendant qu’il vous envoie dans un néant provisoire. Et puis en revenant, on avait eu du rab’. Un temps suspendu, avec l’air frais du matin et le soleil chaud de midi, avec les robes ou les chemises légères sur les peaux bronzées. On savait tous que ça n’allait pas durer.
Maintenant, on y est. En plein dedans. Et il ne se passe rien. Juste des symptômes. Le meilleur spécialiste des inégalités et de ce qu’on pourrait faire pour les limiter se démultiplie en longueur et en surface et devient de plus en plus convaincant. Il va avoir un prix fameux, mais on ne fait rien de ce qu’il propose. Dans les cercles des pouvoirs, on se réjouit de n’être critiqué que par des extrémistes populistes marginaux manipulés par les puissances étrangères et quelques vieux sages qui n’ont pas encore compris les nouvelles règles du jeu du pragmatisme. Ceux qui sont polis sont jugés insignifiants et des méchants aux bonnes manières présentent ceux qui s’énervent comme des excités agressifs.
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La jeunèse
vendredi 18 octobre 2013 § Commentaires fermés sur La jeunèse § permalink
Ceci est le quinzième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
Les préposés à l’état des choses s’en étaient pris à deux d’entre eux. Oh, nulle hostilité particulière, juste le déroulement mécanique de machines à broyer mises en mouvement par des cyniques conseillés par des sondeurs d’opinions. Contre, ils étaient 500 le premier jour, quelques milliers le second. Le troisième, des plus âgés espéraient accrocher leurs wagons à ces jeunes locomotives. Mais déjà la veille, les manifestants avaient rejeté les militants, ceux dont on sent qu’ils seront demain préposés à. Alors, il firent manifestation buissonnière. Les caméras de télévision les attendirent en vain alors qu’ils défilaient ailleurs. Obtiendraient-ils le retour des arrachés ? Ceux d’ici étaient aussi comme dans un autre pays, dégoûtés du nôtre. Peut-être en garderaient-ils tout de même des mots, comme y invite Kate Tempest, des mots comme ceux-ci : Quand on voit ça, « on sait que l’enfer est vide, les diables sont tous ici. »
Dégoulinures
mercredi 6 novembre 2013 § Commentaires fermés sur Dégoulinures § permalink
Ceci est le seizième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
C’est un temps d’accablement. La pluie d’automne est à l’heure, mais elle paraît avoir été choisie par un illustrateur invisible pour habiller nos états d’esprit. Tout ce qui bouillonne de générosité et d’innovation semble enseveli sous des gravats de bêtise égoiste. L’idée même de révolte est salie par ses mésusages corporatistes. L’immense troupe des asservis à l’employabilité et à la consommation souffre en silence ou pire s’occupe à brutaliser ses semblables et à défendre les modèles qui la privent de liberté et de sens. La petite troupe des privilégiés de l’argent défend avec acharnement son pré carré et ses exceptions sont confites de culpabilité mais passives. Ceux qui croient gouverner ne sauvent même plus l’apparence d’une autonomie. Les proclamés experts se partagent en mercenaires de mensonges démontés depuis longtemps, critiques pertinents mais sans effet et une minorité de réformateurs radicaux glissant doucement dans le désespoir.
Pourtant, regardez bien ces dégoulinures de larmes sur le béton, elles dessinent quelque chose, qu’un passant a capturé et partagé.
Le drone social
jeudi 9 janvier 2014 § Commentaires fermés sur Le drone social § permalink
Ceci est le dix-septième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
Un si bel édifice. On a mis des décennies à le bâtir. Tout en bas, des soutiers travaillent dans les fondations. Ils sont chômeurs ou mères célibataires, usagers, pigistes, écriveurs de contenus produits par des utilisateurs, patients, élèves, monteurs de meubles en kit. La plupart du temps, ils ne savent pas qu’ils sont des soutiers. Ils croient juste que la vie est dure, que c’est comme ça, mais ça pourrait être pire. Parfois ils se rebellent, tentent de reprendre le contrôle sur leurs vies, mais on s’est arrangé pour que ce soit difficile, au moins au début. Puis, il y a leurs interlocuteurs. On leur confie des tâches qui sont comme un morceau d’un grand puzzle dont la plupart des pièces sont cachées. Recevoir tant de personnes en difficulté par mois, répondre à tant d’appels, produire tant de feuillets de manuel technique, modérer tant de SMS, prescrire pour telle affection conformément aux normes, mettre des notes réparties selon une belle gaussienne.
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Sécessions
lundi 17 février 2014 § 2 commentaires § permalink
Ceci est le dix-huitième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint1.
L’histoire des sécessions est déjà longue. Il y eut la guerre de Sécession américaine ou les slogans Secede! sur les plaques d’immatriculation du Texas. Côté artistique, la sécession de Berlin et celle de Vienne. Maintenant on fait des sécessions douces, par morceaux, à la carte. Une petite défection dans l’usage du temps, une impasse sur les moyens de transport, un boycott de certains magasins, un évitement de certains médias, des fêtes qu’on ne fête plus et d’autres qu’on invente, des prêts à taux zéro et de l’hébergement à titre gratuit, du jardin potager et de l’échange de services, du potlatch festif et de la publication non marchande, des outils partagés et des confitures, des philosophies patientes et du bricolage improvisé, des paresses lascives et des excès de zèle ludiques. Chacun n’en pratique que quelques unes, et certains sont mieux placés pour chacune.
A elles toutes, elles dégonflent la fausse valeur, elles sont comme des clous plantés dans le pneu du chariot fou, des épingles lilliputiennes dans la peau des géants, de minuscules Bartleby sapant l’obéissance. A elles toutes, elles minent le grand corps épuisé de la croissance sans fin. Alors pour soigner la libido déprimée de notre moi consommant, il faut un supplément de femmes dénudées vantant des voitures, d’hommes à la sueur déodorée, une dose de plus d’obsolescence programmée et quelques adultères de nos roitelets. Mais cela n’y fait rien, c’est la crise. Et la faute à qui ? A tous ces mauvais citoyens, ces saboteurs de l’économie, ces inutiles de la production qui ne font même plus leur travail pour l’absorber au bout de la chaîne.
Le tout c’est de les maintenir séparés, chacun dans son petit territoire sécédé. Parce qu’autrement, s’ils avisent de faire sécession ensemble, les tuyaux distendus de leur mise en perfusion vont se rompre. Si cela arrive, il va falloir les mettre au pas. Et vous ne voudriez tout de même pas qu’on en arrive là.
- Merci aux amis de l’Université Populaire du 18ème pour l’inspiration de celui-ci. [↩]
Au dévoté
lundi 24 mars 2014 § Commentaires fermés sur Au dévoté § permalink
Ceci est le dix-neuxième texte de la série Vacance. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.
Pendant des années ils s’étaient résignés à aller au dernier moment sauver des politiciens en déroute pour éviter que de pires encore ne prennent leur place. Les politiciens en déroute devenaient de pire en pire et les pires encore, pires encore que pires encore. Ça aurait pu durer toujours, mais là, ils n’arrivent plus à savoir si les moins pires ne sont pas encore pires que les pires encore à force de renoncer à devenir moins pires, de se reposer sur le repoussoir des pires encore. Alors ils décident de leur faire vraiment peur. Pas juste un tour et puis on rentre au bercail, non, ils dé-votent radicalement, pour les deuxièmes tours aussi, même si ça veut dire que l’indicible est dit. Mais ils ne se résignent pas pour autant à laisser les pires encore faire leurs méfaits. Ils sont les premiers à s’y opposer, dans la rue, dans les tribunaux, dans les débats d’idées. Un truc assez troublant c’est que le dé-vote divise les familles, les voisins et les amis, et qu’on en rigole plutôt.
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