sur le thème : le neuf et l’ancien se rencontrent en nous et dans le monde
sur ma cour s'efface la nuit
aube blancheur indécise
yeux fermés, noyés les ennuis
en ma somnolence exquise
aube blancheur indécise
air immobile en attente
en ma somnolence exquise
vie et ris viennent et me tentent
air immobile en attente
jour suspendu en sa magie
vie et ris viennent et me tentent
ma vieille âme cherche énergie
jour suspendu en sa magie
ce jour neuf qui nait du jour mort
ma vieille âme cherche énergie
s'en va mon doux penchant vers mort
ce jour neuf qui nait du jour mort
s'ébrouent des pépiements dans l'air
s'en va mon doux penchant vers mort
que tombe de moi cet hiver
s'ébrouent des pépiements dans l'air
en parfum le jour s'éveille
que tombe de moi cet hiver
bien vivre ce jour ô vieille
en parfum le jour s'éveille
rosée vient qui pleure la nuit
bien vivre ce jour ô vieille
sur ma cour s'efface la nuit
Texte: Brigitte Célérier
Depuis que les vases communicants sont venus rythmer mon écriture, je me dis de temps en temps : « un jour, je ferai un vase avec Brigitte Célérier ». C’est comme une promesse qu’on s’est fait et dont on sait qu’elle sera tenue (si l’intéressée le veut bien). Voilà, c’est fait, et j’ai la joie d’héberger celle qui fait vivre les vases communicants, qui en tient la chronique et peut-être plus important encore est l’exemple vivant de leur philosophie. Elle dit sur son blog Paumée que « Brigetoun et ses entours surtout, ne sont pas Brigitte Célérier et ses entours – se ressemblent fortement – ont beaucoup de points communs – ne sont pas totalement identiques – fantaisie ou mensonge revendiqués ». Gageons donc que Brigitte Célérier en son for intérieur sait que son intelligence pétille, que même quand elle la dit fatiguée, c’est pour nous offrir les merveilles de la vie simple, que sans être technicienne elle pratique la culture numérique à son meilleur. Non contente d’avoir apprécié sans complaisance ce qu’écrivent et jouent tant d’autres, elle nous donne des textes (souvent illustrés de photographies) qui sont une de nos richesses communes, variée, savante, jubilatoire souvent, sérieuse aussi et d’une grande sensibilité personnelle, comme le pantoum (ou pantoun paraît-il) que vous venez de lire.
Si je danse mon poème de tous les membres de ma voix. Du talon de ma phrase au cou de mes pensées. Si dans les mots en foule m’attendent des rêves dans la hanche, les voyages d’une colonne vertébrale. Ce que tu dis avec, est-ce que tu l’entends encore debout ? Ton poème déplié dans la pièce, est-ce que tu l’emmènes au bout de ton récit de ton bras embarqué ?
Ce qui danse dans la tête des piqués, des idées crues, des forces nettes. Ce qui butte claque bloqué. Ce qui flanche fluide sur la page, et oui. Pensées courbées battues. À la course. Chassées. N’en parlons plus. Staccato presque nu.
Profondeur de ta réclamation. Ce qui pulse hors de son nid. Sans mot s’étire se prolonge dans la voix. Du souffle tend ses antennes. Une peau pour l’enfance. Un abri tiède vers la tienne.
Si les mots en foule dans la bouche ralentie. Des gestes brusques des idées crues des forces vives. Dessiner son volume au cœur d’une langue amie. Un visage sous le doigt. Ton corps pour dire ses appuis hors de phrase. L’œil à la course, sans bruit je file dans mes mains. Niche un mot plus petit. Qu’il vibre ici pour battre dans son flanc.
Texte : Nolwen Euzen
J’ai découvert Nolwenn Euzen par les vases communicants, qu’elle pratique depuis 2010, avec à chaque fois une attention à l’espace d’écriture de l’autre, une exigeante liberté dans la sienne propre. De là, j’ai parcouru son très beau site Grande menuiserie. Elle a écrit une biographie qui est en elle-même un travail littéraire. Nolwenn a proposé que nous ne nous fixions pas d’autres règles que celle d’origine : écrire chez l’autre. Elle a posé dans mon atelier le texte que vous venez de lire, et puisque que vous l’avez lu, que vous avez regardé l’image qui l’accompagne, vous comprendrez que je n’y ajoute rien d’autre que mon bonheur à l’héberger. Mon propre texte, Soliloque des longitudes est chez elle, où il s’est glissé au voisinage de ses dialogues des latitudes.
Comme chaque mois, grâce à la générosité de Brigitte Célérier, vous avez accès à la liste des vases communicants.
vendredi 4 avril 2014 § Commentaires fermés sur Un monde qui s’accorde à nos limites – Emma Reel § permalink
Clefs perdues
Des courriels effacés
Cache-cache improvisé
Pour nos chers disparus
Dans cet univers mathématique j’étais venue demander de combattre à plat, sans coup de pelle, comme pour contester une imagerie belliqueuse qui était restée celle du pentest, de l’intrusion. Je glissais la plaque d’identification sous ma prothèse externe, le métal se réchauffait au contact de ma peau au point que chaque soir à l’ôter je la sentais collée sur mon cœur, et que chaque matin à la repositionner elle me transmettait un frisson. Puis, derrière plusieurs ordinateurs allumés en même temps je lisais Manning plaide coupable, Compromissions, Souveraineté du cyberespace – téraoctets d’un avenir qui télescopait à l’occasion des milliers de goélands poisseux, de harengs pourris ou de porcs empoisonnés charriés à 72 pixels / pouce en surface des eaux. C’était fou, toute cette énergie dépensée à défendre une planète en regardant passer les containers sur des écrans ornés de logos basse consommation.
Évoqué de nombreuses fois ici et par d’autres sites, le paradoxe où nous sommes : même aspiré régulièrement par les robots du sous-sol de la Bibliothèque nationale, et consultable sur place, selon l’incrément de la date des sauvegardes, qu’on cesse chacun de payer à notre hébergeur de loyer de notre site et il disparaît instantanément.
Il disparaît sans trace, quelques vagues fantômes de billets dans les caches des moteurs (qui les stockent dans les réservoirs naturellement réfrigérés de stations pétrolières offshore à l’abandon), les citations et reprises de certains éléments dans des sites amis, et pour le reste rien n’a existé.
Nous l’assumons : que reste-t-il d’un concert, d’une représentation théâtrale, de ce qui était au-delà de la meilleure captation technique multimédia, et qui n’a pu être enregistré, quelle que soit la richesse de la trace ? Le site nous aura au moins permis, à nous plumitifs, que ce concert ou cette tragédie de l’écrit soit étendue à hauteur de nos vies, et c’était bien.
« Voleur ou filou ? » C’est à cette question cruciale que devaient répondre, ce matin, les juges du tribunal correctionnel de Cussec devant lequel comparaissait Stéphane (le prénom a été modifié par nos soins).
L’accusé se présentait aux côtés de son avocat, Maître Duvant, figure du barreau local, particulièrement en verve pour défendre celui que toute la profession des cafetiers surnomme désormais la « terreur des terrasses ». D’apparence, Stéphane est un trentenaire séduisant, cheveux courts, propre sur lui, plutôt bien habillé, poli, et s’exprimant clairement. Il garde la tête haute, transperçant de son regard bleu azur les juges et l’assistance, semble aussi s’excuser d’être là : difficile d’imaginer en lui le multirécidiviste qui a pendant plus de trois ans écumé bon nombre des débits de boissons de la région. » Lire la suite «
qui est là
dans mon corps ?
à l'abri ce matin
plein de lumière
caravane blanche
sur mer bleu-gris
corneilles arrachées
à la pluie
chemin de Tal Ar Grip
un tracteur rouillé
des mobile-homes
sur terre qui flanche
attention sentier
côtier dangereux
risque
d'affaissement
écriteau rouge la marée
d'une guerre très calme
» Lire la suite «
Mais des zones d’ombre demeurent ; il faut y regarder de plus près.
Ainsi, pensent ces deux paires de jambes sur les pavés de la rue des Teinturiers. Enfin surtout l’une des deux paires. Peut-être bien celles de la femme. La femme a repéré le photographe assis à la terrasse. Il y a une paire d’yeux qui épie dans la nuit festivalière. Un voyeur qui se fond dans la nuit des spectateurs. Un voyeur qui cadre dans le viseur une paire de jambes battant le pavé. Résumons : deux paires de jambes marchent dans la nuit. Dans une rue que foulent habituellement une foule de jambes en goguette. Mais il est tard dans la nuit et dans la saison. Deux paires de jambes et une paire d’yeux doublée d’un œil numérique.
Les jambes masculines ont des pieds tranquilles à l’aise blaise dans les sandales d’été. » Lire la suite «
vendredi 1 novembre 2013 § Commentaires fermés sur Murs – Daniel Bourrion § permalink
De temps à autre, certains décidaient de se laisser emmurer dans les cellules dont ils avaient fini par ne plus sortir que pour quelques dédicaces dont personne ne comprenait plus depuis longtemps à quoi elles servaient.
La cérémonie était courte et sans fioritures : le plus âgé de ceux qui resteraient à l’extérieur prononçait quelques mots, lisait parfois une ou deux lignes remarquables de l’écrivain qui allait se soustraire aux regards du monde puis tous alignés en file indienne venaient un à un lui serrer la main avant de se retirer — aucun ne restait jamais lorsque le maçon intervenait, et le dernier regard posé sur l’emmuré sans qu’aucune interface technologique ne s’interpose était donc toujours celui de l’ouvrier responsable de cette tâche.
Par ailleurs, la fenêtre donnant comme toutes les autres sur le jardin avait été murée de même dès l’aube, seul y subsistant une fente minuscule par où passeraient les aliments et autres nécessaires objets forcément limités du fait de l’étroitesse des cellules et de la vie qui s’y déroulerait maintenant.
La connexion au net était cependant maintenue : l’enfermé ne l’était donc que relativement et symboliquement, et il s’avéra avec le temps, la répétition de ces actes au départ qualifiés de désespérés, qu’on n’écrivait jamais mieux que physiquement soustrait au monde comme à ses distractions illimités.
Il était évidemment impossible de revenir en arrière, l’emmurement étant définitif. Quand toute vie cessait dans la cellule, on coupait simplement la connexion puis l’électricité, on refermait le passage étroit après un dernier rituel appel resté sans nulle réponse, on laissait là, tel que, l’empilement de briques rouges, les murs ne bronchant pas. Un mausolée de plus, simplement, s’alignait auprès des autres dans l’impassible silence des pavés arrondis.
Texte : Daniel Bourrion
Photo : Philippe Aigrain
Daniel, je ne l’ai vu qu’une fois, au Centre Cerise pour une soirée remue.net et au café avant, mais c’est un copain numérique, un vrai. J’adore ses justes colères sans méchanceté. D’ailleurs on s’est même mis en colère ensemble. Et puis j’aime aussi quand il nous fait partager l’expérience des mises à jour de sites qui cassent tout mais ce n’est pas grave. J’aime surtout ce qu’il écrit sur Face Ecran (avec sa merveilleuse devise), ces petits textes décapants sans ponctuation mais rythmés, ses séries. Une fois, j’ai même voulu l’imiter. Mais pour les vases communicants, ce n’est pas l’idée. On est chacun parti d’une photo choisie parmi quatre que l’autre lui avait envoyées. D’une photo dont je ne savais même pas trop pourquoi je l’avais prise, Daniel a fait un texte que je suis fier et heureux d’héberger. Mon texte « Créature » est chez lui
vendredi 4 octobre 2013 § Commentaires fermés sur Remix de l’atelier de bricolage – Delphine Régnard § permalink
j’ai cueilli des fleurs au hasard, pour construire quelque chose qui se rapprocherait de ce que j’éprouve au contact de ces mots ; m’imprégner du blog de Philippe Aigrain, prendre ses mots et ses slash, et voir ce que cela donne, aligner des mots, les mots d’un autre…
ce serait après
l’un des plus beaux parcours de course urbaine
/ écriture cursive /
feuillet de style pour ton corps nu /
rejoins son rêve paix paix mon corps /
notre temps figé en syncope /
main fourrageant l’herbe touffue /
tourner à droite
en regardant à gauche /
Et là, maintenant pouvoir s’arrêter pour contempler
la perte des pas / selon /
Les muscles s’endolorissent
à se remplir ainsi de sa présence /
inventoriant taches de boue et égratignures
cicatrice intérieure /
je n'étais
que question /
une impression de jamais vu
dès le son de l'eau
et dire à son voisin « je m’arrête là »
silence café devant /
ce qui n'a pas de nom
depuis /
L’absence est ubiquitaire /
vendredi 2 août 2013 § Commentaires fermés sur En amots – Anne-Charlotte Chéron § permalink
Au seuil
Prendre le pli du dénivelé et des sommets, moi qui ne possède qu’un pied marin et alors que l’autre est vissé au ciment.
S’obstiner à vouloir mettre un « e » aux adjectifs attelant à l’horizon, comme si l’avenir découvert à perte de vue ne pouvait être qu’une femme .
Les lacs en vrac et à découvrir en hauteur : bleu, vert, d’Aygue Rouye, d’Ourrec, de l’œuf, d’Arizes, d’Artigues, de Peyrelade, d’Arou, de Montarrouye, d’Oncet, d’Aouda, de Lahude, de Caderolles, de Gréziolles, de Campana, de Montaigu, de Payolle, de Cloutou, de Binaros inférieur, supérieur et plus loin de Bastampe.
Gravir dans le faux jour
À l’orée, dans le très tôt, avant l’étouffante, le plombage ensoleillé, partir pour gravir.
Gagner le havre
C’est un lac perché, une entrée aquatique, un refuge encaissé, un abri qui prend la pierre, les pans de roche y dévalent à la sortie de l’hiver, dans l’affalement des dernières congères. Parmi le chaos caillouteux, quelques myrtilliers, puis des bruyères sauvages ou peut-être des branches desséchées et arrangées en bataille.
Des arbres se disputent l’étroitesse d’un territoire à la dérive.
C’est un bateau arboré à la merci des hauteurs, un château dans le ciel, un qui passe et outrepasse les règles du savoir-vivre / être / dire / écrire / faire / aimer / bâtir / décliner / lire / manger / mourir / peindre / rire. Un qui manque aux obligations d’un faire-savoir ou croire. Un qui ne persuade pas. Un qui navigue à vue. C’est tous les navires qui racontent à quelques détails près l’histoire des tutti quanti traversiers. » Lire la suite «
De son passage, il ne reste qu’une trace, qui court de barreau en barreau, le long de cette clôture métallique.
Elle a longé le collège. Elle s’est appuyée un instant contre la grille. Pour se reposer. Elle avait parcouru un long chemin. Fatiguée, elle s’est contentée de glisser de côté, de s’affaler contre la surface froide qui lui a arraché un soupir d’aise. Sa peau lisse s’est adaptée à la forme des barreaux. S’y est incrustée. Elle a pris tout son temps. Personne ne la voit. Alors, pourquoi se presser. Personne ne la voit, et pourtant de temps à autre, des gens passent. Un noctambule pressé de rentrer chez lui. Un chat en maraude. Elle ne bouge pas. Se fait le plus petite possible. Ils ne la voient pas. Jamais. Elle dépasse d’une tête les plus grands des hommes. Mais ils ne la voient jamais. Ils ne voient jamais ce qui les dépasse.
Une limace mesure au maximum cinq centimètres.
C’est connu. Alors personne ne la voit. Elle passe aisément pour un défaut de vision. Un voile nuageux. Une hallucination due à l’alcool. Les gens haussent les épaules, et passent leur chemin. Alors, elle n’hésite pas. Elle reste là. Le long de ce mur. A se reposer. Lorsqu’elle part, au petit matin, elle a laissé une trace brillante sur le métal. Une trace d’escargot. Géante. Personne ne la remarquera. Pour sûr. Ils ne voient que ce qu’ils sont censés voir. Tant pis pour l’improbable.
Angèle Casanova (texte)
Philippe Aigrain (photographie)
Angèle Casanova (aka @PoivertGBF sur twitter) est la plus enthousiaste adepte des vases communicants. Il a fallu que je m’y prenne en janvier pour obtenir ce rendez-vous en juillet. Cet enthousiasme est contagieux et réjouissant. Observatrice fine de la ville et de ses habitants et praticienne quotidienne du partage des connaissances, elle se jette dans une écriture directe et sensible qui va droit au but. C’est un bonheur que d’heberger son texte ici. Vous pourrez en découvrir bien d’autres sur son blog Gadins et Bouts de Ficelle, où vous trouverez mon texte pour ces vases communicants.
On aurait le temps. On réinventerait l’idée d’avoir du temps dans des interstices d’espaces initialement prévus pour aller vite.
On commencerait par l’accessoire, la proclamation, la décoration. On disposerait des banderoles. Pendant un long moment on ne ferait que ça : écouter les fanions de notre joie naïve claquer au vent, jamais trop fort car les grandes tempêtes et la houle seraient beaucoup plus loin.
On enlèverait les bordures.
Ensuite peut-être, constatant qu’on serait trop nombreux pour être délicats, on les remettrait, on admettrait peut-être l’idée de chemin. Mais pas celle de parcelle. Car le chemin est ce qui s’emprunte, jamais ne s’arroge.
On essaierait d’implanter sans définir de territoire.
Ce ne serait pas du luxe.
D’ailleurs, on se mettrait au boulot. Le boulot ce serait gratter creuser remplir, soulever déplacer verser tenir, ce serait continuer. Les orties nous rendraient bravaches, on les prendrait à rebrousse sens, pour faire mentir toutes nos peurs. » Lire la suite «
C’est un grand bonheur d’accueillir Christophe Grossi dans l’atelier. Christophe est un exemple impressionnant des pratiques multifacettes des auteurs / praticiens numériques. Mais il porte aussi une exigence qui lui est propre. Elle se manifeste pour moi par le souffle, la ligne d’énergie qui porte ses textes d’un bout à l’autre et la tension qui les relie à ses photographies. Merci pour celui qu’il a bien voulu héberger ici. Mon propre texte est chez lui : un déboîtement parmi d’autres.
L’élégance des désespérances
Comme il actionnait les soufflets de son accordéon et pianotait sur son clavier droit avec agilité mais qu’aucun son ne sortait de son instrument, tu as d’abord pensé que l’accordéoniste s’échauffait ou se dégourdissait les doigts avant de jouer pour de bon quelques morceaux et de récupérer une pièce ou deux. Qu’il attendait que le métro soit assez rempli. Qu’il n’était pas bien réveillé. Qu’il était triste. Ou.. Tu cherchais une réponse à ta question, une réponse la plus réaliste qui soit puisque tu n’avais pas fait le choix de la lui poser, ta question. Mais à force de le regarder faire semblant de jouer, dix minutes plus tard tu t’es raisonné : son instrument doit être troué, t’es-tu dit, ou alors on joue peut-être ainsi dans ce pays, en silence.
Tu ne savais pas qu’ici le gouvernement autorisait les musiciens à se produire dans les rues, le métro et les salles de concert pourvu qu’on ne les entende pas. Tu ignorais qu’on sectionnait ici les cordes des ukulélés, des violons, des contrebasses, qu’on soudait les anches libres des accordéons, des harmonicas, des orgues de Barbarie, qu’on obstruait les trous des flûtes de pan, des ocarinas, des piccolos, qu’on détendait les pistons des trompettes et immobilisait la coulisse des trombones, qu’on supprimait les marteaux des pianos, que les instruments électriques et électroniques n’étaient plus équipés de prises, qu’on avait supprimé les piles, les chargeurs et les groupes électrogènes des supermarchés, qu’on recouvrait les tambours, les tam-tams, les darboukas d’une moquette épaisse et les cymbales de polystyrène, qu’on coupait les cordes vocales des chanteurs, qu’on continuait à faire de la musique et des chansons mais qu’on n’entendait plus grand-chose. Dans ce pays, tu n’avais pas connaissance des dernières règles : on conseillait de fixer dorénavant son attention sur les lèvres, les joues, les gorges, de se griser du mouvement des bras, des mains, des doigts plutôt que de jouir des sons. On devenait ainsi encore plus fétichiste et le gouvernement était fier de cet attachement aux gestes – l’élégance des désespérances. Une vie non pas débranchée, unplugged, acoustique ou insonorisée mais sourde et muette. On n’empêchera jamais le peuple (nos amis) de s’exprimer, de se mouvoir, de s’exercer, clamait le président d’en-haut-d’en-bas. Et tu ignorais cela aussi, que le monde entier venait de saluer cette initiative, qu’on enviait les habitants de ce pays, qu’on encensait son gouvernement, un gouvernement esthète. Personne n’avait encore pensé à ça avant lui, saurais-tu l’entendre ?
Tu es monté dans ce métro dès ton arrivée, il y a une semaine maintenant. Tu as vu défiler, aller et venir des dizaines de musiciens et de chanteurs tandis que les voyageurs tapaient dans leurs moufles, la larme à l’œil. Tu n’as pas vu le temps passer. Personne n’attendait jamais sur les quais, personne ne descendait non plus de ce train, les musiciens et chanteurs apparaissaient puis disparaissaient mais les voyageurs, eux, n’avaient pas de remplaçants. Ils ne se parlaient pas pour autant. Quelques-uns toutefois s’échangeaient entre deux prestations des mots insensés sur les manches des vestons, les pantalons beiges. À un moment donné tu t’es rapproché des vitres, on n’y voyait rien. Je n’ai jamais vu de ma vie des vitres aussi dégueulasses, t’es-tu dit.
Tu ignorais également qu’on encourageait vivement les voyageurs à ne pas quitter le train (une fois en route, le monde, le dehors, l’extérieur, devaient rester flous, boueux, approximatifs) et qu’on recommandait à ceux qui avaient fait le choix de voyager de rester assis, de profiter de leur immobilité dans le mouvement et de vivre à l’abri du monde en désordre (même consigne pour ceux qui montaient par inadvertance dans un train et tant pis pour ceux qui ne comprenaient pas la langue : nul n’est censé ignorer la loi, disait-on alors même que cette mesure n’avait pas sept jours d’existence). Évitons toute installation, toute réunion, bannissons les inerties, condamnons le sit-in, la manifestation immobile, le regroupement, s’étaient exclamés les députés de la ville-d’en-haut. Gardons le monde tel que nous l’avons construit, sans fuite possible, sans couleurs criardes, sans mélodie entêtante et surtout restons concentrés, s’étaient enthousiasmés les députés de la ville-d’en-bas. Après l’ouïe, la vue, titraient les journaux. On n’avait jamais vu si belle initiative, on n’avait jamais vu monde si beau, saurais-tu le saisir ?
Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Ce mois-ci le vendredi tombe à nouveau le premier du mois et c’est Juliette Mezenc qui est venue bricoler dans l’atelier. Accueillir l’écriture de Juliette, c’est ouvrir la porte à un tourbillon de liberté qui recompose la langue elle-même. Nous labourons tous deux un thème commun celui qu’elle appelle newtopie, ces figures du désirable qui sont déjà présentes dans le réel des pratiques humaines et ne demandent qu’à ce que nous les portions plus loin. Elle a proposé que nous partions d’extraits de textes produits par des élèves d’une classe de première L/ES dans le cadre d’ateliers d’écriture sur ce thème. Mon propre texte est chez elle à Mot Maquis. Comme chaque mois, grâce au généreux travail de Brigitte Célérier, vous avez accès à la liste des vases communicants.
Newtopie
Les rues sont larges et le sol pavé de pierres jaune rosé
Dans chaque rue, dix arbres obligatoires
Un homme traverse la rue, il est vêtu d’une chemise et d’un simple pantalon, blancs tout deux More… déjà
La largeur des rues #froiddansledos
« Les édifices brillent d’élégance et de propreté, et forment deux rangs continus, suivant toute la longueur des rues, dont la largeur est de vingt pieds »
Cet ordre
On le retrouve dans le familistère de Godin
Logements donnant sur des coursives-balcons et organisés autour de cours qui rappellent plus la caserne #sauvequipeut
que le phalanstère de Fourier #inspirateur
plus ludique et libertaire avec sa rue-galerie faite pour faciliter les rencontres et la circulation par tous les temps
Maîtres-mots = clarté et transparence
On invoque le souci d’hygiène, le progrès social, et on a raison
mais
quelle place ici pour le secret ? #premierhic » Lire la suite «
Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Ce mois-ci le vendredi tombe le premier du mois et ana nb est venue porter sa langue sans pareille dans l’atelier. Mon propre texte est chez elle dans le jardin sauvage. Comme chaque mois, grâce au généreux travail de Brigitte Célérier, vous avez accès à la liste des vases communicants.
Boca negra (c’est par la bouche que meurent les poissons)
vous ne savez pas d’où vous partez – vous ne savez pas d’où ça part – il ne s’agit pas de partir d’ailleurs – vous restez là – face à un écran – il n’y a pas de voix – (ou alors un fantôme de voix)
ici – bruit devient son – son devient voix – voix devient parole – parole devient mouvement – mouvement devient geste – geste devient signe – signe devient chemin – chemin devient
arbre lumière trait de lumière – un homme se penche
sur une roue traverse la route traverse le chemin traverse votre voix
vous ne savez pas d’où vous partez – une voix trop grande pour votre œil d’enfant
vous ne dessinez rien – les chemins les routes dessinent l’entrée dans le tumulte
là – vous ne connaissez rien du récit fidèle – de la fiction menteuse – vous apprenez dans une langue la possible construction – l’impossible reconstruction – à partir de l’ombre et du vent – à partir des os et du sang
plus loin – un homme marche – vous connaissez ses pas sa silhouette noire son manteau noir ses cheveux noirs – cet homme devient l’étranger – vous n’écrivez rien – vous prenez un peu de terre et la terre devient le temps du passé –
le monde commence quelque part – le monde peut commencer là –
dans sa solitude son souffle – c’est le soir
vous vous arrêtez – vous levez la tête – la fenêtre a six sources de lumière – six rectangles de vie intérieure – plus bas dans le sombre – la terre ne cache pas le plus important – du plus loin au plus proche – la baraque en U disparaît dans le ciel – le ciel déporte image – toutes ces images
maintenant – vous marchez dans l’improbable réalité – le chemin la frontière et la lumière bleue de deux oliviers
ici – à la sortie de la pénombre – ici – où vient le visage – la solitude traverse la peau du visage – le chant traverse la solitude – l’affirmation sonore descend du soir –
vous ne savez pas d’où vous partez – d’une route seule avec des arbres vieux – d’une route plus haute – d’une route – et la ville – d’une route traversée dans une ville étrangère – et la ville s’appelle Albox Alméria Madrid Barcelone Sabadell Hanovre Berlin Muros Lisbonne – et d’autres villes d’autres villes oubliées – d’une route d’été – d’un bord de route – d’une route avec au centre une cicatrice
plus tard – vous croisez l’éclair cinglant d’un visage – ses mots cachés – dedans – tête se penche nuque s’incline buste s’incline paupières se baissent lèvres se ferment –
là – au fond d’un passage – le vent lance sa force – sa force s’étire en danse – les bras les mains dans la confusion des heures –
nuit – il fait nuit – le bleu augmente le bleu – la nuit augmente le bleu de la fenêtre – et toutes les fenêtres – vous ne dessinez rien – vous n’écrivez rien – vous chantez – dans le souffle faible d’une autre voix – vous cherchez un écho dans la terre endormie – la voix dit deux histoires – c’est par la bouche que meurent les poissons –
ici – via rupta rumpere rompre – rompre – votre fidélité au rêve – l’impossibilité de tracer d’un seul geste le chemin – le chemin la voix la frontière –
maintenant – devant vous la composition en bleu de la nuit – de cette nuit – une voix rejoint une autre voix – le visage entre partout – de l’intérieur de l’extérieur – quasi réel – le visage désarme votre bouche – votre langue n’est plus artifice – votre phrase n’est plus ordre
sur le point de – un tissu coloré sur une chaise – votre voix devient boca boca negra boca boca boca negra boca boca negra boca boca boca negra boca boca negra boca
Pour ce début 2013, les vases communiquent par-delà l’Atlantique. Je suis profondément reconnaissant à Laure Morali dont le texte illumine l’atelier et le peuple de tout un monde. Nous avions décidé de tenir chacun un journal des derniers jours de l’année centré sur la neige, les bruits de l’hiver. Laure a proposé ce beau titre du « Chant des choses ». Ma propre production est chez elle, dans Les portes. Comme chaque mois, grâce au généreux travail de Brigitte Célérier, vous avez accès à la liste des vases communicants.
Le chant des choses
Me zo ganet e kreiz ar mor
Je suis né au milieu de la mer
Yann-Ber Kalloc'h
24 décembre
Autoroute 110 (Québec )
Lune des champs enneigés
craquelures de pas
son reflet
Un troupeau d’outardes
ne devraient-elles pas
être parties dans le Sud ?
Les oies aboient
aux portes des fermes
les migrateurs se sédentarisent
La vieille montagne
affaissée dans la plaine
— Yamaska, Ange-Gardien, Farnham —
son marmonnement rose
au coucher du soleil l’enfonce
vers la nuit des chevreuils
« Des oies à la queue-leu-leu dans le ciel ! »
remarque mon fils, frisson
de mon frisson
deux voiliers d’outardes se séparent
en points de suspension
faisant vriller le silence
dans les prémisses du crépuscule
On veut un Noël blanc
pour mieux se souvenir que Jésus était noir
comme le sont les Vierges
des Trois Amériques
celle de Copacabana
ou de Guadalupe
Un chant rauque
et chaud
de terre noire
ruisselle sous la neige
» Lire la suite «
Quel bonheur d’accueillir Christine Jeanney dans l’atelier pour ces vases communicants de décembre 2012 dont la liste est ici. Christine Jeanney est une alchimiste. Donnez-lui des photos et chaque jour pendant un an elle transformera l’une d’entre elle en un texte au format contraint dans lequel son écriture s’épanouit en toutes libertés. Donnez-lui des reproductions de tableaux et la peinture deviendra littérature. Aucun média ne lui échappe des séries télévisées d’hier qu’elle transmute en un récit profondément personnel aux moteurs de recherche et à la géospatialisation d’aujourd’hui. Nous avons choisi de partir de la musique pour notre échange et voici ce qu’elle en a tiré en écriture. Ma propre production est chez elle, dans son site tout neuf.
…
Menuet sur le nom de Haydn
par Maurice Ravel
Sur les lettres d’un nom –
se posent – comme
on le dirait d’insectes ou
d’oiseaux, posent
la mécanique, une fois les
rouages assemblés
l’ordonnancement pensé qui
fabrique le monde
,se lève doux l’impression
– folle, prenante
offres d’incertitudes – et
douceur de perle
l’invention coupe les fils
tombe libération
du joug nom-lettres, envol
spectaculaire oh
laisse la lumière étendre,
l’idée de la mer
en oreiller, veine pleine,
&creux qui bat –
les lettres d’un nom sont:
lieu, laisse-les
couler & indiquer ce lieu
calme dérive, où
être, écoute, peine belle
lieu à rejoindre
Pour ce vase communicant, et par je ne sais quels signaux, chemins, possibilités évoquées, nous sommes partis Philippe Aigrain et moi sur l’idée de prendre appui sur une musique, et pas n’importe laquelle, Le menuet sur le nom de Haydn de Maurice Ravel.
Ma contribution ici s’est voulue sans doute « contrôlée » ou « maîtrisée », à la recherche d’un espace visuel ou le ressenti trouverait sa place. La maîtrise ou le contrôle étaient bien présents au début, dans mon esprit, mais je dois avouer que malgré sa forme structurée (vers justifiés et croisements) le résultat est aussi surprenant pour moi que s’il avait été écrit sans trame et contrainte de départ. Preuve que la musique est une brave dame qui a bien voulu s’accommoder de mes désirs jusqu’à un certain point, mais qu’elle sait garder ses circonvolutions mystérieuses, et tant mieux.
vendredi 5 octobre 2012 § Commentaires fermés sur Début d’automne § permalink
C’est Elizabeth Legros-Chapuis (aka @elizaleg) qui bricole ici pour ces vases communicants. Nous sommes tous deux de récents pratiquants des vases communicants. Elizabeth a écrit ici un texte dont je la remercie et qui trouve je crois un écho dans celui que j’ai écrit pour son nouveau blog Fragmentaire. Grâce au travail de Brigitte Célérier, vous pouvez accéder à la liste de tous les vases communicants de ce mois.
Début d’automne
J’ai écarté résolument la tenture et je suis entrée dans le tableau. L’appel de cette rangée de livres, presque tous jaunes (sauf ici et là un rouge sombre, un bleu, deux verts), était irrésistible. Quelle main attentive avait disposé, devant la bibliothèque ouverte, cette toile rayée en travers et ce bouquet rustique : un pot d’un jaune beurre frais, assez grossièrement façonné, estampé de rosaces brunes, contenant des fleurs orange et rouge, des soucis bien touffus et des roses sauvages dont l’une, un peu fanée sans doute, laissait pendre sa tête ? On savait probablement que le regard du lecteur, au bout de quelques chapitres, irait se reposer sur le flanc rebondi de la cruche, sur la vigueur des autres corolles.
Sept mensonges n’ont pas suffi à dissiper les doutes accumulés sur ma tête comme autant de nuages ardoise chargés d’orages. Leur souffle délétère pesait encore sur la jetée lorsque nous sommes arrivés près du phare. Deux chiens se poursuivaient sur le sable gris en jappant aigrement comme des mouettes. La mer revenait sans cesse apporter son regret argenté à nos pieds. Il était évident qu’on ne s’en sortirait jamais, l’histoire de l’épagneul l’avait bien démontré. Tout ce qu’on pouvait essayer de faire, c’était de rendre les asphodèles plus supportables. Tu as soupiré devant l’effort à renouveler.
Il serait tellement plus facile de retourner dans le tableau, de feuilleter l’un de ces livres jaunes, probablement un roman des années 1920 racontant les aventures un peu osées d’une jeune femme qui vient, pour la première fois, de se faire couper les cheveux. De temps en temps, regarder par la fenêtre, repérer la course nonchalante du soleil, souffler sur les nuages pour les faire avancer plus vite. Puis tomber dans la nuit comme si le pied nous avait soudain manqué.
C’est François Bon qui bricole ici pour ces vases communicants, et c’est peu dire que je suis ému de l’y accueillir, et tout autant de squatter le tiers livre avec mes scènes de l’écrirlir numérique. Grâce au travail de Brigitte Célérier, vous pouvez accéder à la liste de tous les vases communicants de ce mois.
Objets du rock
Se demander où sont passés, se demander qui est propriétaire de. Où rangés. Et simplement si conservés.
L’écharpe de cachemire de Jimi Hendrix, qu’on voit sur les photos, dans la vie civile.
La bague tête de mort de Keith Richards (ça c’est lui qui l’a).
Un des médiators rigides Herco de Jimmy Page au tout début.
Les boots noires toutes lisses des quatre Who sur les premières pochettes de leurs 45 tours.
Le gong de Pinkfloyd sur la pochette d’Umma Gumma.
Le micro Neumann antédiluvien que John Lennon promène toujours avec lui, avec deux fils dénudés qu’on raccorde.
La Ford Zephyr qui fut la première voiture de Brian Jones, et sa guitare mando Mark III si elle était dans ce qui fut volé chez lui au surlendemain de sa mort, affaire jamais éclaircie.
Le fauteuil d’occasion et râpé, mais vieux cuir et accoudoirs, que Bob Dylan achète pour meubler sa première piaule à New York (plus un électrophone, un téléviseur et sa première machine à écrire).
La mallette d’aluminium anodisé que Chuck Berry promène indissociablement de sa guitare, exigeant d’être payé cash avant le concert, est-ce la même depuis le début.
La couleur pourpre qu’affectionnait Elvis, et les décorations nacre de sa Gibson Jumbo.
La contrebasse acoustique derrière Buddy Holly, les grosses lunettes à monture d’écaille d’Eddy Cochran.
L’époque des batteries à double grosse caisse.
Le fer à souder et l’oscilloscope de ce jeune type travaillant pour la marine anglaise, bricolant pour Jimmy Page la première pédale wah-wah, et c’est qui envoie le type à Hendrix.
Les lunettes noires à verre correcteur de Bob Dylan, et nous achetons tous à notre tour des lunettes noires sans savoir que, lui, c’est à cause de la myopie.
Quand est venue la mode des boucles d’oreille pour garçons.
Le jour que John Bonham, batteur de Led Zeppelin, offre à sa mère de nouveaux rideaux de cuisine et lui demande de lui tailler un caftan avec le tissu des anciens, verts à fleurs.
Les plumes dans la coiffure de Janis Joplin, et comme ça va avec son rire.
L’étui à guitare qu’Eric Clapton a récemment fait tailler chez Hermès, exigeant q’il soit en crocodile d’une seule pièce (il a fallu une bête de quatre mètres), et les difficultés qu’il a faites pour payer parce que le poids spécifié était dépassé de quelques centaines de grammes.
Savoir si Tina Turner a conservé quelque part ses tenues de scène avec la date ou l’année, détacher un morceau de lamé.
Parmi les numéros de Rock’n Folk de 1968, celui qui proposa un poster du groupe français les Variations, réécouter une fois Marc Tobaly et savoir ce qu’il est devenu.
Les écorchures au genou d’Angus Young, d’AC/DC, encore en culottes courtes à cinquante ans passés.
Le petit bonnet de laine de The Edge, U2, et cette fois qu’à Beaubourg je le suivais à deux mètres : personne ne s’apercevant de qui c’était.
Accompagner Bruce Spingsteen un jour qu’il s’achète ses chemises à carreaux.
Les bottlenecks qui servent à George Thorogood les a-t-ils tous gardés, les range-t-il dans une boîte en bois, sur une étagère, dans un tiroir ou un un sac ?
Savoir si Chrissie Hind a un objet fétiche et lequel ?
Un peigne à barbe de n’importe lequel des ZZ Tops, ils doivent bien en emporter au moins un dans leurs tournées.
Un foulard que Jack Casady s’enroulait sur le front, au-dessus des lunettes de soleil, et qui semblait contribuer au son de sa basse.
Quelque chose des Clash, n’importe quoi, une chaussure.
Un tube de rouge à lèvres ayant servi à Robert Smith et abandonné dans une loge.
Les lunettes fines et sérieuses de Lou Reed.
Les pins guitare électrique qu’on se mettait à la boutonnière.
Un des carnets avec ratures et dessins de Jim Morisson.
La tristesse de ces ventes aux enchères, au bénéfice d’œuvres de charités, ou messieurs dames les artistes se débarrassent de ce qu’ils ont touché.
Le diamant que Mick Jagger s’était installé dans une incisive, et qu’il a fait retirer ensuite – il paraît qu’il avait essayé d’abord avec un rubis, mais tout le monde croyait qu’il lui restait un petit morceau d’épinards d’après le repas.
Le dossier lettres recommandées, huissiers, avocats, contentieux de John Fogerty dépossédé à jamais de ses droits sur l’immense Creedence Clearwater Revival.
La cymbale qu’un type a piqué sur la tombe de John Bonham, et aller la remettre.
Et que tout ça je l’ai quand même, la preuve : je le nomme.
Pour ces vases communicants d’août 2012, c’est Isabelle Pariente-Butterlin (@IsabelleP_B) qui bricole dans l’atelier. L’occupant habituel est parti aux bords des mondes. La liste des autres vases communicants de ce mois, selon le principe qui anime ce rendez-vous mensuel d’échange entre blogs, se trouve ici.
J’ai remarqué que les êtres ont une certaine manière de déplacer l’air autour d’eux. Puis de s’en laisser envelopper et de s’habiller ainsi de mouvement et d’immobilité. Une manière qui n’est qu’à eux. De le fendre. De scinder l’espace en deux et de s’introduire dans notre champ de conscience et de perception. Ou d’y passer inaperçu. De traverser la scène. Comme si toute leur présence était donnée toute entière dans les premières impressions tremblantes, celles auxquelles il n’est pas possible encore d’accrocher des mots, de faire tenir des phrases.
Il y a ceux que l’on remarque, et ceux qu’on voit à peine, parfois même, on ne les voit pas. Ou on les voit trop tard. On les bouscule, on les heurte, les épaules s’entrechoquent, on accroche un pan de leur manteau ou leur besace, on déséquilibre leur présence dans le monde. Et qui plus est, on ne se rend compte de leur gêne, la leur et celle qu’ils occasionnent, que lorsque le heurt est inévitable. Et puis il y a ceux dont on a une conscience aigüe, une perception incroyablement fine, dont on perçoit les expressions les plus impalpables et les modifications les plus légères. C’est injuste mais c’est ainsi. On a pourtant construit des modèles collectifs dans lesquels nous sommes tous parfaitement interchangeables. Ainsi, Rousseau élabore, dans le Contrat social, II, 7, que le législateur doit renaturer l’homme, substituer à l’être individuel et biologique un être collectif et politique qui sera ce par quoi il se manifestera dans le champ de la Res Publica. La puissance de la pensée se concentre toute entière pour effacer les disparités entre les êtres, l’attention que nous portons aux uns, que nous refusons aux autres. C’est injuste mais c’est ainsi : notre perception est très accidentée et très contrastée. Elle est instable et erratique. Et elle ne se laisse pas ni modifier ni atténuer.
La donne pourrait être autre sur Internet. Il y aurait peut-être un espace à construire dans lequel nous avons tous les mêmes cartes en mains pour avancer dans le monde social. Comme si on battait à nouveau les cartes, et qu’on pouvait recommencer, refaire son entrée, choisir un personnage qui nous convienne mieux que ce que la nature au fond, et une certaine naïveté quand nous avons commencé à nous avancer dans la vie, nous ont donné. On pourrait n’est-ce pas ?, choisir son entrée, corriger son personnage, changer la donne, coïncider un peu mieux, un peu plus exactement avec ce qui se manifeste de nous. On pourrait peut-être, ce serait le lieu, de n’être pas ce que la nature a fait de nous, et quelques maladresses aussi. On pourrait reprendre le jeu à zéro. Repartir. Revenir.
Sauf qu’évidemment le jeu recommence. Je déteste cette question de Hume qui demandait pourquoi seulement certaines femmes étaient jolies, et qui répondait, ou se répondait à lui-même, qu’être jolie est seulement une comparaison avec les autres, et que seules dix pour cent des femmes le sont mais que si on prenait toutes les femmes les plus jolies, on continuerait à en trouver dix pour cent de belles, et les autres deviendraient inintéressantes ou laides. Le jeu social et son injustice qui recommencent, comme une valse, comme un fractal. Reprenez de nouveau les dix pour cent … oh et puis non, arrêtons !
La question est de savoir, parce que c’est très opaque, quel est le mode de présence que nous avons sur Internet, comment et sous quelle modalité nous faisons signe aux autres, à tous ceux qui nous croisent et qui pourraient ne pas nous voir, tous ceux pour qui il ne serait pas compliqué du tout de ne pas nous voir, de ne pas s’en tenir à notre présence, et pourtant le jeu, mystérieusement, recommence à l’identique. Dans le défilé ininterrompu des affirmations, des questions, des doutes, des demandes, des renseignements, des protestations qui se produit sous nos yeux, qui ne cesse pas un instant son mouvement héraclitéen, il y a, sans qu’on puisse tout à fait dire pourquoi, c’est ainsi, celles qui retiennent notre attention et celles qui glissent sur nous sans rien accrocher, vers lesquelles nous ne tournons pas tout à fait notre esprit. Alors même que toutes ces interventions semblent dépouillées de ce qui, dans la vie sociale, permet de déjouer ce tourbillon, d’être un peu plus voyante, de parler un peu plus fort, de se hausser du col, de se faire une place au soleil, la structure de nouveau se met en place et se rejoue à l’identique.
Je ne comprends pas pourquoi mais le même phénomène ici se répète et de nouveau le jeu social se joue presque de la même manière. On peut tenter une analogie : dans les écrits, prenons simplement les tweets, toutes ces minuscules interventions qui sont ce à quoi Twitter réduit notre présence et notre phénomène, il doit bien y avoir quelque chose qui écarte le silence, qui l’ouvre et le scinde en deux, pour un instant, qui le brise, le fissure, comme notre présence dans le monde érode la solitude, la corrode, et la brise en une myriade d’éclats pour ceux seulement qui savent la percevoir. Je ne sais pas s’il faut parler de brouhaha ou de silence, mais sur ce fond sonore, quel qu’il soit, il n’est pas impossible qu’une simple phrase, dépourvue d’intonation, dépourvue de la voix et de la modulation de celui qui la tient dans le monde, qui la lance, qui la propose, il n’est pas impossible qu’une simple phrase scinde le silence et le brouhaha et nous dessine très intensément la présence concrète d’autrui, dans sa complexité et ses opacités, alors même que tout semblait transparent et limpide, alors même qu’un instant auparavant, il n’y avait que la solitude indifférente et tenace.
À ce point de la réflexion, je ne pourrais pas dire les choses autrement que musicalement. Il y a une note, une tonalité perçue de la voix qui soutient l’affirmation, il y a les lignes mélodiques qu’elle suit et dont elle instaure l’attente et la reconnaissance, il doit bien y avoir quelque chose comme des perceptions d’une subtilité surprenante, pour que nous soyons décidés, soudain, à répondre à l’un ou à l’autre dont un instant encore auparavant, nous ignorions l’existence. Les êtres tiennent leur note, musicalement dans toutes les manifestations et dans tous les modes de leur présence, qu’elle soit immédiate ou numérique. Elle s’accorde ou non avec celle que nous tenons nous aussi. Les accords se font ou ne se font pas. Il faut bien croire que les êtres tiennent la tonalité de leur présence dans le monde jusque dans les manifestations les plus minimales qu’ils peuvent lancer à la cantonade à partir de leur écran d’ordinateur, dans un ici et un maintenant qui n’est pas accessible et dans lequel nous ne nous retrouverons pas. Et nous les percevons, ou ne les percevons pas, nous les entendons, ou nous leur restons opaques et indifférents, le jeu se répète, se duplique. Nous restons ce que nous sommes, même si ce que nous sommes nous est à nous-mêmes très opaques. La tonalité continue d’être là. Et le jeu se déplace d’un espace à un autre. Le jeu de la présence de soi au monde.
Où suis-je ?
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