Dans l’Otmoor depuis Beckley

vendredi 22 février 2019 Commentaires fermés sur Dans l’Otmoor depuis Beckley

Langage is fossil poetry
Ralph Waldo Emerson cité dans Landmarks de Robert MacFarlane

Ce parcours, avec ses variantes, je l’ai fait quelques dizaines de fois. Mais là, c’est spécial. Pas seulement à cause de la lumière rasante d’un bel après-midi de février. C’est spécial parce que je suis en train de lire les dernières pages de Landmarks de Robert MacFarlane. C’est un livre sur des mots anglais, gaéliques, écossais, norse1 et des dialectes parfois très locaux de ces langues. Ces mots caractérisent des lieux ou des événements survenant dans certains lieux par leurs propriétés physiques, les sensations qu’on éprouve à les traverser, leurs devenirs, leurs affordances (ce qu’ils permettent d’agir), les émotions qu’ils procurent, et plus. Dans le livre, ces mots sont regroupés en glossaires thématiques, chacun de ces glossaires étant précédé d’un récit retraçant le parcours de personnes qui comme MacFarlane se sont pris de passion pour ces « mots marqueurs du territoire », personnes qu’il a souvent rencontrées et avec qui il a dans plusieurs cas développé une complicité intense. À chaque mot ou locution, MacFarlane a associé (ou reçu d’autres producteurs de glossaires) une définition. Ces définitions sont de la pure poésie, dans leur précision et leurs évocations. Un exemple (ne me demandez pas comment ça se prononce) :

clachan sinteag (gaélique) : dans une lande, pierres de gué à travers une zone marécageuse2

Old Otmoor map

Départ pour un peu plus d’une heure de course dans l’Otmoor. Moor veut dire lande et l’Otmoor est tout entier une lande marécageuse mais qui a été drainée lors des enclosures pour la transformer en terres à pâture, ce qui donna lieu à une forte résistance jusqu’aux Otmoor riots de 18303. Aujourd’hui partie des terres a été transformée en réserve naturelle et retournée à son état de marais. L’élément constitutif de la lande, la tourbe, y est peu présent (si l’on excepte quelques puits à tourbe dans les villages qui l’entourent) contrairement à l’Exmoor, au Dartmoor et à ces zones que MacFarlane célèbre en Écosse et qui m’ont aussi fourni matière à poème. Cela commence par une longue descente en passant par le pub, maintenant propriété de la communauté qui l’a racheté, le donne en gérance et en a fait une Free House, libre de ses choix de bières. Passées les dernières maisons, une grande prairie où trois chevaux, trois vaches et une dizaine de brebis sont disposées comme un enfant poserait des figurines. L’herbe est encore bonne par cet hiver aux allures de printemps. Des deux côtés de la route, haies et fossés. À l’origine, chaque haie comportait un fossé de drainage et de chaque côté une haie de hêtres ou de charmes couchés (rabattus et entrelacés), branches torturées, presque miniatures, haies infranchissables sauf ouvertures ménagées pour le passage des animaux (il y a plusieurs mots pour cela dans Landmarks) délimitant tout un écosystème aquatique et arboricole. Et bien sûr j’ignore tout des noms de tout ça dans les langues que je crois maîtriser. Enfin presque, la technique pour les haies s’appelle hedgelaying en anglais et il y en a des dizaines de variantes dans différents comtés.

La route va rétrécissant, asphalte disparue sur les côtés, nids de poule multipliés, budget des collectivités locales en berne ou nature recouvrant ses droits. Un Y avec à droite l’entrée de l’Otmoor Shooting Range, terrain de manœuvres militaires où vous êtres prévenus qu’on pourra vous y abattre comme menu gibier. À gauche devient piste et c’est la réserve naturelle. On y circule sur des chemins surélevés, d’une terre qui me paraît tourbeuse tout de même. L’eau suint partout après les pluies des dernières semaines. Les observateurs d’oiseaux sont à leur poste, lunettes, jumelles et appareils photo pointant sur de lointains volatiles, et attirail vestimentaire de rigueur. Quelques minutes et sur la gauche un chemin perpendiculaire conduit à un observatoire d’oiseaux sur pilotis, belle construction où l’on imaginerait passer la nuit.

cabane d'observation des oiseaux

Quelques dizaines d’oies cendrées au bord de l’eau, quelques couples de colverts dérangés et partant en vol nuptial, cris métalliques des poules d’eau. La piste tourne à droite vers Charlton, je l’abandonne en continuant tout droit sur un sentier herbeux. Quelques temps encore et c’est le pont qui mène à la ferme aux chiens aboyeurs. Coup d’œil à la montre pas le temps de continuer jusqu’à Noke pour revenir en boucle. Au retour, l’euphorie de l’effort qu’on sait suffisamment léger, les massifs de roseaux, tout ce qu’on n’a pas vu à l’aller et qui saute aux yeux. Et toujours les mots qui manquent, mais au moins le savoir, les désirer.

  1. Version sur les îles bitanniques du vieux norrois, langue norvégienne médiévale. []
  2. Ma traduction. []
  3. En 1980 et aujourd’hui, des luttes se déroulent pour empêcher la construction d’autoroutes impactant l’Ormoor, luttes qui se placent explicitement dans la lignée des Otmoor Riots. []

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