Quarantaine

mercredi 7 juillet 2021 Commentaires fermés sur Quarantaine

couverture La Quarantaine

La quarantaine, c’était pour moi un livre de J.M.G. Le Clezio, la lenteur et l’intensité de la rencontre de son personnage Léon (inspiré de son grand-père maternel) avec Suryavati la jeune indienne, la vision de sa silhouette vêtue marchant dans la mer, les histoires qu’elle lui conte, les rites qu’elle lui fait accomplir, le devenir indigène des terres métisses où leur amour l’entraîne m’accompagneront à jamais. C’est aussi en tant que grand-père maternel de mes petits enfants que je suis en quarantaine, mais alors que Léon, son frère et la femme de celui-ci étaient simplement débarqués sur une île dans l’incertitude du retour d’un navire qui mettrait fin à leur quarantaine, tout est prédéterminé pour celle d’aujourd’hui, et j’ai dû donner et renouveler mon consentement à ce qui va la rythmer. Je crois qu’il est utile de le documenter pour faire le tri entre les contraintes justifiées et la mise en place de surveillances et de contrôles panoptiques qui utilisent le numérique en détruisant son potentiel de capacitation et de création au profit de pouvoirs inquiétants.

Jour zéro

Le jour zéro dans la novlangue pandémique de Grande-Bretagne, c’est celui où l’on met le pied sur cette île en provenance d’un pays « amber », le relent de bijoux précieux de cette appellation évitant la banalité des feux oranges. Tout a dû être préparé et contrôlé sur le territoire français, transformé pour l’occasion en hot-spot extérieur comme ceux que l’Europe déploie dans les pays limitrophes et plus loin. Ma compagne et moi avons effectué un test PCR moins de trois jours avant notre départ, dûment certifié et QR-codisé, nous avons réservé et payé trois tests à effectuer aux jours 2 (ou avant), 5 et 8 (ou après), rempli moins de 48h avant notre départ une locator form tout aussi QR-codisée reprenant toutes les informations sur notre séjour, notamment sa localisation pour les dix premiers jours et le n° de téléphone qui sera la laisse des contrôles dont nous sommes prévenus. Le test du jour 5 – dit Test for release – est supposé, si aussi négatif que les précédents permettre notre libération anticipée autant que conditionnelle car ne dispensant pas d’effectuer le test du jour 8 (ou plus tard)

Tous ces actes préparatoires agissent comme un moule dans lequel le consentement se modèle, chaque petit détail emplissant notre esprit de préoccupations absurdes, de peur inconsciente d’avoir fait on ne sait quelle erreur. Nous voici donc à la gare du Nord, deux heures à l’avance, fouillant maladroitement dans les papiers accumulés, ma location form imprimée sans les pages paires dont la seconde qui contient le précieux QR code, heureusement j’ai installé une copie sur mon smartphone, dont je ne voulais pas me servir aux passages des contrôles pour vérifier qu’au moins on pouvait en rester au papier. À un contrôle préliminaire, la police aux frontières française, qui cette fois s’occupe des migrants privilégiés que nous sommes, nous demande si nous sommes pleinement vaccinés depuis plus de 14 jours et nous annonce que cela nous dispensera d’avoir un présenter un test PCR négatif au retour. Au second contrôle, j’hasarde une remarque sur notre QR-codification et le contrôleur dit « ah vous devez être contre la 5G », puis « je plaisantais ». Le contrôle de la Border Force est méticuleux et courtois, chaleureux même lorsque nous déclinons comme raison de notre voyage les petits-enfants. 1h30 d’attente dans les galeries vides aux magasins fermés sauf l’inévitable Paul, plongé dans la lecture des Cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch. Embarquement et voyage dans l’attente d’une nouvelle série de contrôles à l’arrivée à St-Pancras, surprise soulagée (mais de quoi) de n’en découvrir aucun, c’est qu’ils savent déjà tout de nous. Taxi comme recommandé par le gouvernement britannique pour éviter les transports en commun, embouteillages londoniens. À l’arrivée, retrouvailles encore partielles (les petites filles dorment).

Jour 1

Il faut quelques minutes aux filles pour recoller notre présence, son souvenir et les innombrables séances de visio. Pour la plus petite la moitié de sa vie s’est écoulée depuis notre dernière rencontre. Dix minutes et c’était hier. 9h30 : le coup de fil attendu de la part du gouvernement et de l’assurance maladie. Apparemment, il s’agit de nous informer, mais en pratique surtout de recueillir dans cette conversation enregistrée la preuve que nous connaissons nos devoirs de quarantaine et notre consentement au partage de toutes nos informations avec les services sanitaires, de sécurité et leurs partenaires. Je dis notre et nos, mais c’est moi qui ait dû préciser que nous sommes deux quarantinant ensemble, « bien sûr » dit-il. Je ne sais pas si c’est privilège masculin mais ma compagne ne recevra pas d’appel dans la journée. Entre jeux, lectures et cuisine, nous faisons l’inventaire des espaces de liberté résiduelle que nous aurons jusqu’à la fin de la quarantaine. Après le bain, je suis requis pour les lectures du coucher à la grande. Elle choisit un livre en anglais (Oi Frog), un autre en français (Toujours rien). D’habitude, elle lit un livre seule pour s’endormir, tournant les pages et racontant sa propre histoire, mais ce soir, elle préfère une histoire inventée, d’hermines et de leurs changements de fourrure.

Jour 2

L’acheminement des prélèvements de tests jusqu’aux boîtes de collecte fait partie des raisons acceptées de se déplacer. Nous faisons donc le trajet de notre lieu de quarantaine à une discrète boîte de dépôt de nos prélèvements nasopharyngés dûment codebarrés. C’est derrière la gare, trajet habituel pour nous… jusqu’à il y a un an et demi. Au passage, nous nous photographions devant le siège d’AstraZeneca. De là, les prélèvements (levée à 15h) partiront pour l’Irlande du Nord où la PCR proprement dite aura lieu. Un moka atrocement sucré pris au passage au food truck devant la gare. Retour au lieu de quarantaine. Pas d’appel téléphonique d’un contrôleur. C’est là qu’on prend conscience de l’intériorisation de la surveillance, l’absence de l’appel plus inquiétante que sa survenue.

Jour 3

Au réveil, pas encore de nouvelles des tests du jour 2, puis confirmation qu’ils ont bien été reçus et l’analyse va commencer. La petite a de la fièvre, a testé négative mais ne peut aller à la crèche, son père télétravaille et elle est moyennement enthousiaste de la garde par grands-parents en quarantaine, donc limités dans l’accès aux innombrables jeux d’enfants des alentours, mais bientôt amadouée par talents de grand-mère. Coup de fil de contrôleur, are you comfortable to continue this call in English dit-il avec un fort accent qui me paraît indien, il égrène toute une série de devoirs passés, présents et à venir, et de droits concernant les données déjà énoncés dans le précédent appel, me demande si ça va et s’enquière de mon test du jour 2 et de son enregistrement, je confirme l’avoir enregistré, effectué, déposé dans la boîte de collecte et avoir eu confirmation de sa bonne réception. Comme lors du premier appel de contrôle, indifférence totale pour ma compagne alors que je persiste à mentionner sa présence avec moi. Le résultat – négatif – ne nous parviendra que deux ou heures plus tard. En attendant, nous imaginons un tour du pâté de maisons avec la petite, ce serait une minuscule et prudente transgression dans le development désert et un précieux bol d’air humide.

Jour 4

Pas d’appel de contrôleur. En fin de matinée, les kits de Test for release que nous ferons demain arrivent par TNT. Contrairement aux tests du jour 2 et jour 8, on ne les reçoit pas à l’avance mais seulement la veille du jour où ils doivent être pratiqués. Promesse de libération anticipée… dans deux jours et si négatifs mais c’est sûr. Dans ce futur probable, nous pourrons amener la petite aux jeux d’enfants en face du collège, être témoins de son observation méticuleuse des grands en uniforme qui tournent sur un cercle à propulsion pédestre jusqu’à expulsion centrifuge et grands éclats de rire, leur grande diversité ethnique, la sociale c’est moins sûr dans cette zone bio-médicalo-technologique. Après hésitation, la petite se hisserait en haut du petit toboggan par le versant le plus abrupt. Recommencerait dix fois.

Quarantaine

Jour 5

C’est le jour de notre Test for release, prélèvement et enregistrement effectués le matin. Marche jusqu’à la boîte de dépôt du fournisseur sous un temps enfin estival. Au retour, arrêt à la terrasse d’un café, le téléphone de ma compagne sonne du numéro des contrôleurs, communication coupée lorsqu’elle essaye de décrocher, pas moyen de rappeler et eux ne rappellent pas non plus. Marche de retour. Nous savons que nous ne recevrons l’avis de réception du test en Irlande du Nord que le lendemain matin et le résultat que dans l’après-midi du lendemain, mais un vent de libération souffle déjà. Dans l’après-midi, deuxième appel avorté sur le portable de ma compagne, que fabriquent-ils ? Dîner dans le petit jardin, nous ne buvons du vin que pour des occasions festives, mais la perspective de libération dans l’été naissant en est une. Un Pouilly-Fuissé ne méritant pas son appellation.

Jour 6

L’été a été de courte durée. À 8h20 précises, nous recevons le mail nous annonçant que les prélèvements ont bien été acheminés en Irlande du Nord et que leur analyse commence. Atmosphère joyeuse, une maman de la crèche est en train d’accoucher d’un petit garçon et notre fille part prendre la grande sœur et l’amener à la crèche pour libérer le papa. Ce bébé rassemble à lui seul toute une géopolitique, comme la plupart des enfants de scientifiques de la zone. Il naît pendant le trajet de la grande sœur vers la crèche, belle photo dont nous profitons à notre lieu de quarantaine. Puis l’attente de la libération. Trois heures de retard par rapport au test précédent mais à 21h heure anglaise nous recevons nos Test to release certificates, dont nous profitons immédiatement, promenade dans la nuit tombante dans le development jusqu’à l’entrée du parc qui le sépare de la zone hospitalière et bio-technologique, spectacle irréel des bâtiments du Laboratory for Molecular Biology, du nouveau centre de recherche d’AstraZeneca, d’un nouvel hôpital de cancérologie et de l’Addenbrook Hospital où nos petites-filles sont nées. Évocation d’Oryx and Crake de Margaret Atwood, et contraste avec le paysage paisible des campus de recherche où travaillent notre fille et son mari.

Jour 7

Nous profitons de la liberté partiellement retrouvée pour une réunion avec nos 4 petits-enfants, et comme on ne tient pas tous dans une voiture, deux adultes et la plus grande des petites filles effectuent un voyage Oxbridgien ou plutôt Camtafordien en empruntant dans l’ordre taxi-train-métro-train-taxi. On pourrait, dit-on, rejoindre les deux cités en marchant sans quitter les terres des collèges mais en pratique on fait de sérieux détours et vu la suppression de transports en communs locaux, difficile d’éviter les taxis. Bonheur cependant de retrouver ces trajets familiers, même masqués. La liberté reste conditionnelle au fait de faire le test au jour 8 ou après. Chaos sonore des retrouvailles enfantines. Au dîner, Nebbiolo d’Alba, il paraît que les collèges qui n’ont pu écouler leurs vins pendant un an et demi de pandémie revendent partie de leurs caves à prix avantageux aux supermarchés.

Jour 8

Cela devrait être un retour à la vie tranquille où la surveillance est un bruit de fond, mais visiblement les contrôleurs n’ont pas l’intention de nous laisser en paix. Ils ont enfin réussi à appeler ma compagne et lui égrènent les informations standard sur nos devoirs en particulier de procéder au test du jour 8. Dans la région peu couverte et avec des opérateurs peu fiables c’est moi qu’il n’arrivent pas à appeler. Je reçois un message vocal sur ma messagerie disant que c’est le dernier appel de la journée et qu’il est de toute importance que je réponde au SMS que je n’ai pas reçu. Je réponds par SMS au numéro appelant en précisant ma situation de libération conditionnelle et ma ferme intention de procéder au test du jour 8 ou après, obligation dont ils m’ont déjà informé 4 fois. Aucun signe que le SMS ait été lu par un humain ou un robot. Le reste du temps, bonheur de l’anniversaire (deux ans) de la petite, qui prononce soudain des mots essentiels comme camion-poubelle. Le soir nous en sommes déjà à l’étape suivante : réserver les tests antigéniques dont nous aurons besoin en plus de nos certificats de vaccination pour le retour en France. Premiers essais dans une chaîne de pharmacies qui après avoir recueilli toutes nos données personnelles (état civil, adresses, téléphone, carte de crédit, numéros de passeport) nous révèle lors d’essais successifs qu’il n’y a aucun rendez-vous disponible dans le mois qui vient. Nous nous rabattons sur le site de test de l’Eurostar.

Jour 9

Nous faisons le Day 8 or later test le jour 9. Promenade aux abords de l’Otmoor, admirons l’hedgelaying cher à Robert MacFarlane, plus loin les haies sont doubles avec un ruisseau entre les deux.

Ph. Mark Blower | Samson Kambalu | MAO

Plus tard, visite de l’exposition New Liberia de Samson Kambalu à Modern Art Oxford. Samsom Kambalu est un artiste conceptuel qui a dénoncé avec force l’exploitation coloniale du Malawi et le devenir autoritaire du pays après l’indépendance et soutenu les mouvements démocratiques qui s’y sont développés. Proche des situationnistes, il a photographié et exposé à la Biennale de Venise 2015 une archive de médias réunie par le situationniste Italien Gianfranco Sanguinetti qui l’a vendue à Yale en 2014. L’exposition de l’archive par Kambalu (lui même en résidence à Yale à ce moment) avait pour but de la rendre au domaine public auquel Sanguinetti avait préalablement affirmé son attachement. Sanguinetti lui fit deux procès dont le deuxième (à Ostende) a donné lieu à production du film A Game of War: Kambalu v Sanguinetti Trial at Ostend. Samsom Kambalu organise dans quelques jours une dérive dans Oxford à laquelle j’espère participer.

Jour 10

Nous recevons les résultats (négatifs) du Day 8 or later test. « Normalement », cela met un terme à notre surveillance renforcée. Nous revenons donc à l’état de surveillance normale de masse universelle. Petits atomes d’influence. Trajets automobiles vers la crèche du petit qui ne l’est plus puisqu’il va demain visiter sa nouvelle école à partir de fin août. Attention nécessaire, pas tant pour la conduite à gauche qui devient naturelle rapidement que du fait de l’étroitesse des routes de campagne, conservée précieusement. Courses à Waitrose, préparation d’une terrine de saumon et poireaux qui présente bien mais difficile à couper.

Jour 11

La dérive de Samson Kambalu au jour 15 est sold out étrange statut pour un événement gratuit mais c’est la façon locale de dire complet et je suis bien déçu. Cela ne remplace pas, mais nous dérivons aux confins de l’Otmoor, élevage extensif, pathways avec une variété de modes de franchissement des clôtures. Fumier en cours de ramassage à la pelle mécanique, frous-frous des oiseaux dans les feuillages. L’après-midi, en avance pour prendre le grand-petit à la crèche, je me promène dans le beau et généralement désert jardin de la Maison Française d’Oxford. Y surgit un homme qui m’y accueille chaleureusement et se présente comme étant le nouveau directeur des lieux. Je découvrirai plus tard qu’il est géographe et écologue. Petit échange sur les activités littéraires (en ligne) de la MFO qui se sont ouvertes au contemporain mais sont centrées sur les best-sellers (il y a un Goncourt des étudiants britanniques en français pour lequel concourent les titres de la première sélection du Goncourt). Ce spécialiste des interactions entre les sociétés et leurs environnement trouverait beaucoup plus de littérature tissant ces liens dans d’autres cercles par exemple ici ou .

Jour 12

Fait des courses à Headington pour un goûter-apéritif auquel notre fille astronomique a convié des amis du village. Première étape dans la supérette asiatique : Mochis et au passage 10kg de riz italien à destination des marchés asiatiques (si si) et des crevettes surgelés pour le phở du soir. Deuxième étape : Bombay Mix et PQ à la Coop. Apéro au jardin, échange d’expériences confinées, les invités ont des jeunes d’âge estudiantin, et ici comme ailleurs, ils ont souffert du temps volé à leur devenir. Ma compagne qui a chopé le virus des petites émerge doucement. Bien sûr son caractère non-covidien a été vérifié par une batterie supplémentaire de tests.

Jour 13

Dans l’après-midi, expérimentation d’une pompe à bélier (principe conçu par un des Montgolfier). Le compagnon de notre fille –  sorcier du septième degré des pompes pour les pays en développement et pas que – a modernisé et perfectionné le mécanisme. Avec juste 3 mètres de chute on peut monter 35m, de quoi prendre une bonne douche. Avec lui, notre fille a invité d’autres amis du village. Le temps permet maintenant de dîner au jardin, munis d’un pull. Suis chargé de préparer un bœuf bourguignon. Courses puis préparation simple, ensuite ça mijote des heures dans la marmite en fonte. Dur à rater. Les pommes de terre à l’eau qui sont supposées l’accompagner sont ratables, mais à l’achat, pas la bonne variété. Une mise en purée les sauve. Délicieuses conversations sur les lectures, les mots, l’éducation musicale des petits enfants, les détours que prennent les vies pour trouver leur chemin.

Jour 14

jardin

Le jardin de la Cogges Manor Farm mêlant fleurs et légumes, au fond le verger

La crèche du grand petit est fermée pour cause de transition à un nouveau fournisseur, comme pour les cantines en France, l’université externalise l’opération des crèches, jusque là à une multinationale américaine des crèches et un nouveau fournisseur a été retenu. Nous en profitons pour l’emmener à la Cogges Manor Farm voir des animaux de ferme, et nous profiter des jardins et bâtiments magnifiques. Le grand petit manifeste un certain intérêt pour les poules et les cochons d’une espèce rare locale, mais bien plus pour les jeux d’enfants et surtout le tracteur en bois avec pneus et volant d’origine. Au moment de partir il est assis sur le tracteur avec deux petites filles dont l’une m’explique la situation : « we have made friends, he can come to my home, my name is Heather1. » À l’appel de sa mère disparaît sans autre forme de procès.

Jour 15

Le grand grand a cours de natation et nous l’amenons en ville, pendant le cours sommes chargés des courses au supermarché, liste de courses modifiée par les préférences du grand petit qui dirige les opérations depuis le caddy. Début d’après-midi, notre autre fille et son mari ont réussi à avoir leur deuxième dose de vaccin juste à temps pour pouvoir venir en France dans quinze jours sans avoir à s’y isoler. Jogging dans l’Otmoor, petite allure, il fait très lourd, paysage et végétation méritent toutes mes attentions. Les aigrettes de l’autre jour ont migré, les trop nombreux milans royaux veillent.

Jour 16

Visiblement inspiré par un dessin à la craie de sa tante, le grand grand a figuré le dessin qui suit, dont la similitude est trompeuse, car il ne représente pas les quatre enfants, mais deux grand-parents, le dessinateur et son frère;

Demain, c’est le retour, faire ses valises inclut une nouvelle tâche : inventorier tous les « papiers » dont nous aurons besoin pour franchir divers contrôles, Nous sommes devenus expert dans l’art de collecter dans un pochette tous les papiers dont nous pensons avoir besoin, et seulement ceux là, car, on le sait, c’est toujours une erreur de présenter à l’autorité plus que ce qu’elle demande. Mais on le verra, la vitesse d’invention de nouvelles « pièces d’identité » nous surpasse toujours. Je me souviens de ce remarquable documentaire de fiction de Mwezé Ngangura dont le titre était justement « Pièces d’identité » : un ancien roi congolais s’inquiète de ce que devient sa fille partie étudier en Belgique et décide d’aller voir sur place. Il se munit de ses « pièces d’identités » : une magnifique toque en forme de sculpture, une canne bien taillée et un superbe collier. Imaginez la suite.

Jour 17

Nous partons à Londres avec le grand petit et son père, déjeuner à la gare en attendant l’heure à laquelle nous avons réservé un test antigénique au prestataire installé dans la gare, ou plus précisément dans un tunnel automobile un peu semblable à ceux qui passent sous la Défense, dans ce que je crois être une ancienne dépendance à l’arrière de la consigne à bagages fermée pour cause de pandémie. 20 minutes plus tard nous sommes munis du seul papier dont nous pensions manquer : le test négatif de moins de 48h. Enfin ce n’est pas un papier mais un mail à présenter sur son smartphone. Comme à l’aller, il y a des pré-contrôles (effectués par des agents privés) et des contrôles des polices aux frontières. Au pré-contrôle, on nous apprend l’existence d’un nouveau laisser-passer, un déclaration sur l’honneur qui n’a rien à voir avec celle qu’on demande pour faire promettre aux personnes non-vaccinées provenant du Royaume-uni de s’isoler 7 jours à l’arrivée en France. Là, il s’agit de certifier sur l’honneur qu’on n’a aucun de 8 symptômes listés ni connaissance d’avoir été en contact avec une personne contaminée. On nous fait remplir ce document (avec un stylo-bille)… que personne ne nous demandera, comme d’ailleurs pour la plupart des autres. Le but recherché est notre auto-surveillance, fondement de la bio-politique.

Épilogue

Télécharger vos billets sur votre téléphone pour un voyage sans contact.
(sur les écrans dans l’Eurostar)

On s’étonnera peut-être que j’ai placé ce journal de quarantaine sous le signe de la prémonition d’un totalitarisme contemporain. Le lecteur aura dû ou devra faire la part de deux dimensions de l’expérience contée ici : ce ne sont pas les précautions multipliées qui me préoccupent, j’ai publiquement défendu le port du masque en particulier en intérieur, les tests à grande échelle, le traçage en particulier amont, l’isolement des cas contacts, le confinement quand la prévalence du virus croissait de façon préoccupante, la vaccination de masse (y compris des jeunes et avec une justice internationale qui impose la levée des brevets, l’organisation des transferts de savoir-faire vers les pays émergents et leur droit à exporter les vaccins vers les pays en développement). Je me réjouis de ce que, même dans des pays comme le nôtre où l’incurie des politiques en place, l’absence d’aide à des populations durement frappées dans leurs conditions de vie et le traitement injuste des travailleurs du soin suscitait sans cette la méfiance, la plus grande part de la population, notamment défavorisée, ait mis en œuvre ces mesures.

Ce qui me fait redouter la mise en place progressive d’un « totalitarisme doux », c’est la façon dont, après le terrorisme et la criminalité, la pandémie sert de prétexte à mettre en place des mécanismes panoptiques de surveillance, de menaces, d’influence, de sanctions qui ont en commun l’usage massif d’applications sur smartphones, la mise en relation entre informations concernant chacun autrefois confinées dans certaines limites, le tout justifié par la « commodité ». Tout n’est pas perdu sur ce plan. Ainsi, comme il a fallu beaucoup télétravailler et pour certains télé-créer, et que les smartphones sont très inadaptés à tout travail demandant une vision large, une réflexion ou une construction créative, les ordinateurs personnels sont redevenus les principaux outils numériques (y compris pour l’accès à internet). Mais c’est une victoire fragile, d’abord parce que l’obstination des autorités à imposer la surveillance panoptique par smartphones est sans borne, comme on l’a vu avec StopCovid puis TousAntiCovid dont l’inefficacité est prouvée et reprouvée. Ensuite parce des pseudo-innovateurs qui ignorent tout du social et de l’humain reçoivent des millions d’euros pour des « solutions » qui sont justement le problème.

J’ai tenté de donner tout sa place au caractère apparemment doux des pouvoirs en gestation, car c’est justement cette apparente douceur qui les rend si dangereux et qui risque de nous laisser désarmés quand il révélera l’universalité de sa violence qui ne frappe pour l’instant que les plus faibles ou les plus défavorisés. Pendant les 17 jours de ce journal, je lisais Les cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch, l’un des plus grands livres que j’aie lus. Il va de soi que ce que je rapporte ici est presque anecdotique en comparaison ce que l’autrice y relate et analyse. Mais si l’on cherche à prévenir les catastrophes qui frappent à nos portes, il faut faire attention à des signaux qui ne sont plus faibles.

  1. Le prénom a été modifié. []

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