28. Lieux

mardi 9 juin 2015 § 2 commentaires

Ceci est le vingt-huitième texte de la série Néotopies. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


Il faut des lieux, disent les historiens. Des lieux élastiques, qui ne déterminent pas leurs usages, des lieux de socialité indéterminée. Des lieux sans étiquette, parce que ceux avec étiquette n’y vont que ceux déjà étiquetés. Pour que les gens y aillent, if faut d’abord qu’ils affichent une fonction banale, comme la supérette ou le café, mais qu’on soit conduit à y rester. Des lieux où l’on vient pour un quart d’heure, mais on reste des heures, où l’on vient pour lire tranquille et finalement on ne lit pas ou plutôt si mais la personne d’à côté vous demande si c’est bien ce qu’on lit ou pourquoi on le lit, et ça y est on ne lit plus. Ou alors à haute voix. A la campagne, il y en a de ces lieux, en ville c’est plus difficile, disent les sociologues, à cause des étiquettes. Autrefois, devant l’école, c’était un lieu élastique.

électro douce rue Instin

Dans les villes, il faut commencer par dehors, par la rue ou le square. Là où il y a moins d’étiquettes. Ils installent donc un salon dans le square, près des jeux d’enfants, avec des sofas où on se liquéfie tant ils sont défoncés, des tables basses, un stand de boissons et de nourriture et des DJ qui font de l’électro douce. Au début juste une cohabitation silencieuse, mais les enfants réclament qu’on leur achète un goûter alors que c’est presque l’heure de l’apéro. Les mamans cèdent mais pas les nannies noires. Leurs blondinets protestent et quelques enfants à mamans finissent par partager. Les papas dont le regard se divisait entre surveillance de progéniture et appréciation des mamans finissent par organiser une cantine à financement participatif pendant que les mamans filent observer les DJ plutôt mignons. Bref rien à signaler immédiatement. Au bout de trois jours, l’affluence augmentant, les gardiens municipaux commencent à s’inquiéter de ces pratiques non autorisées, d’autant plus qu’il y a de l’alcool. Alcool qui se révèle précieux pour apaiser les gardiens. D’où escalade de l’intervention pour maintenir l’ordre public. Il est encore trop tôt pour juger des conséquences historiques de l’intervention de la police contre ce rassemblement d’enfants, d’amateurs de musique noise, de vendeurs de taboulé, de mamans et papas super-diplômés, de nannies prêtes à tout pour défendre leurs blondinets et de gardiens de square.

cadastre de la rue Instin

Pas si loin de là, c’est une rue. Pas de sofas, juste des chaises. Il y a de l’électro douce aussi, mais en mode synthé-sampling. Dans la rue, les passants passent. Parfois s’arrêtent. Un moment ne s’attardent pas mais parfois reviennent. Une poète vient et nous dit ce que ce fut d’être étrangère dans les yeux des autres quand on ne sent pas telle aux siens propres. La rue, on va la prendre à ses occupants, alors ils se l’approprient une fois encore, une fois plus avant. Les aménageurs ne le savent pas, mais ils vont l’emmener en partie avec eux, on ne sait pas trop où. Ils y reviendront aussi. C’est pour cela qu’on lui fait un nouveau cadastre. Cette rue est un terrain fertile. Ce qu’on y amène, on se rend compte que c’est elle qui vous l’a donné. Elle et tous ceux qui y viennent et y passent.

Plus loin, c’est un gymnase. Ils viennent de loin. De refuge en refuge se sont réfugiés dans un campement qu’on avait humainement démantelé pour ne pas assister au spectacle de leur misère. 50 ou 80 se sont reréfugiés dans une halle, dont l’humaine démocrature veut à nouveau les expulser pour les diviser plus avant jusqu’à ce qu’à qu’on sépare une alouette de bon grain d’un cheval d’ivraie, jusqu’à ce que même le corps de chacun ne soit plus entier, l’esprit divisé entre le lieu quitté, celui désiré et ceux où on se réfugie sans fin. L’un d’eux dans le bus qui les emmène met à la fenêtre un papier où l’on lit en anglais griffonné « Où est la Cour Européenne des Droits de l’Homme ? ». Les militants tentent de les défendre. Ceux là-mêmes dont le cabinet du ministre de l’intérieur dit « Certains s’amusent avec les migrants pour faire valoir des revendications politiques en convoquant les caméras ».

§ 2 réponses à 28. Lieux"

  • jeandler dit :

    de la  » musique noise « , un air comme cela qui traverse nos jours, insidieux mais pas incidents; des mots errants qui ne savent où s’accrocher pour faire une phrase, une phrase pour faire un texte, un texte pour aider à construire en nous un peu d’humanité…

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