Librement inspiré de et en hommage à une proposition de Frédéric Lordon, n’engage que moi
Le grand bâtiment était impressionnant. Personne ne savait exactement ce qu’il hébergeait, mais sa construction avait duré plusieurs années. Peu de fenêtres, une paroi translucide derrière laquelle on devinait des cloisons, des coffres-forts informatiques, des hommes en complet trois pièces, des femmes en tailleur. La porte était celle d’une cathédrale. Les gens avaient commencé à faire la queue, mais des agents de sécurité leur avaient dit que ce n’était pas ouvert au public. Pourtant, il n’y a avait pas d’autre porte. Les banquiers entraient par la rampe du parking, dans des voitures à vitres teintées. Le grand bâtiment c’était leur prêteur à gages. Il leur prêtait des centaines de milliards d’euros à 0,75% de taux d’intérêt. Une misère. Et eux le prêtaient à leur tour dans leurs bâtiments à eux. C’était les Etats qui venaient y emprunter. Avant c’était la loterie. A certains Etats on prêtait à taux négatif, un peu comme si en se projetant dans un futur lointain on pouvait devenir infiniment riche en empruntant. Mais la plupart empruntaient à des taux très élevés, plus de 6% souvent. Alors les gens en costume trois-pièces du grand bâtiment s’étaient réunis. Ils étaient inquiets. La colère grondait et on parlait de sortie du système de l’euro. Leur problème apparemment, c’était que sans euro, il n’y aurait plus de grand bâtiment. Alors ils avaient eu une idée géniale. Ils allaient racheter la dette des Etats en danger de faillite sur les marchés secondaires de façon illimitée. Les marchés secondaires, c’étaient des bâtiments plus discrets dans lesquels les banques transféraient vite fait les titres des emprunts des Etats, pour se dépêcher d’encaisser leurs gains et minimiser leurs risques au cas où certains commettraient l’irréparable (ne pas honorer leurs dettes). Selon les lois sacrées du marché, en présence d’achats illimités, les Etats pourraient emprunter à des taux de plus en plus faibles, jusqu’à ce que la demande s’équilibre avec leurs besoins. Si vraiment les achats étaient permanents et illimités, le taux pourrait tomber très bas. Mais il n’en était pas question. Ca encouragerait les paresseux à s’endetter. Donc les achats seraient seulement illimités quand il faut, c’est à dire pour s’assurer que le taux soit suffisamment haut pour que les paresseux aient peur, mais juste assez bas pour qu’ils ne fassent pas faillite. Bien sûr, injecter tous ces milliards cela risquait de créer de l’inflation, et les hommes du grand bâtiment n’aimaient pas ça. Alors en compensation les Etats devraient arrêter de payer trop de fonctionnaires, d’investir stupidement dans la recherche, l’éducation ou la santé. Tout irait donc bien. Tout cela en supposant que les banques et les hommes en gris ne puissent pas se mettre pas d’accord pour garder les taux hauts quand ça les arrange. Fastoche.
Il arriva donc ce qui devait arriver. Les taux restèrent hauts (moins qu’avant tout de même). Beaucoup crurent que cela voulait dire que les banques faisaient des profits énormes. Mais elles n’étaient pas folles. Des profits énormes, ça créerait des tentations taxatrices. Il fallait que les banques restent fragiles. Les profits ce n’étaient pas pour elles. C’était pour leurs clients fortunés, leurs traders cocainés et, à un moindre degré, leurs actionnaires. Leur point commun c’était de ne pas se préoccuper trop des sociétés environnantes. Je veux dire les sociétés avec des gens, des appartements, des rues. Et pourtant, sans le savoir, chacun était partie au prêt initial, celui que les banquiers avaient contracté auprès du grand bâtiment. En faits les gages, c’était les populations. Les gens avaient été mis en gages comme des bijoux chez ma tante. Ils y consentaient, les uns parce qu’ils tenaient à l’euro ou craignaient un nouveau fascisme, les autres parce que c’était la seule façon de survivre. Les hommes en complet les avaient à peine regardés. Le problème c’était de savoir si les gagés travailleraient pour rembourser tout ça. Ou au moins s’ils mendieraient poliment. Et ça, ils s’en portaient garants. Enfin pas eux. D’autres gagés, en tenue de policiers anti-émeutes.