Les désidérants

dimanche 28 avril 2019 Commentaires fermés sur Les désidérants

Ceci est le quarante-et-unième texte de la série Néotopies. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


vengono pensieri di futuro, l’anziano dice che è la libertà
viennent des pensées de futurs, l’ancien dit que c’est la liberté
Erri di Luca, Aller simple, NRF Gallimard bilingue, trad. Danièle Valin

La sidération est l’arme des pouvoirs faibles et brutaux. Il y a plusieurs variétés de sidération. 15 ans auparavant un président avait théorisé la méthode d’une sidération par jour. Et je te sidère les chercheurs un jour, les roms le lendemain, les grenoblois le surlendemain. La méthode était un peu voyante, et le président suivant, son successeur et leur cohorte de ministres et conseillers avaient choisi la sidération opportuniste, saisissant les événements propices, chaque attentat, fait divers, prétendue submersion par des vagues de migrants ou catastrophe naturelle créant avec l’aide des chaînes d’information continue et des intermédiaires numériques un moment d’ataxie (incohérence de l’esprit, désordre des mouvements de l’âme1) propice à faire passer deux ou trois lois ou circulaires préparées de longue date. Comme tout ça ne passait tout de même pas inaperçu, il avait fallu matraquer solidement les récalcitrants, puis les mutiler franchement. Pendant ce temps, les vraies catastrophes, sociales, écologiques ou personnelles étaient remisées au magasin des temps futurs, vous ne voyez pas qu’il y a urgence de les ignorer. Bien sûr, il y en avait qui avaient commencé à s’agglutiner et s’émulsionner ferme, mais tout de même la sidération ne cessait de redonner un peu de vigueur aux pouvoirs naufragés, semblant défaire en vingt-quatre heures ce que les néotopies avaient patiemment édifié des mois ou des années durant.

C’est dire qu’il y avait besoin d’un antidote. Une dont les écrits résonnaient bellement avec les frémissements du temps avait suggéré que la considération pourrait jouer ce rôle, et bien sûr il en fallait. C’est cependant autour d’un autre dérivé du mot que s’est construite la réponse. En italien, desiderare, c’est désirer, façon je te désire grave mais aussi, comme en latin, aspirer à, regretter l’absence de. On reviendra au désir plus tard. Les désidérants n’ont pas choisi la facilité. Pour leur première action à grande échelle, ils ont entrepris de désidérer les masses stupéfiées par l’incendie d’un monument qui combinait d’être le siège d’une version particulièrement réactionnaire du catholicisme, d’avoir souvent servi à des chefs d’état à asseoir leur pouvoir à l’ombre du Dieu localement dominant, d’être pour tout un chacun, habitant ou touriste, un repère fondamental d’un paysage urbain sans pareil, et d’avoir donné lieu à des affrontements doctrinaux sur la restauration du patrimoine, ce dernier point n’ayant joué qu’un rôle mineur dans la sidération. Quelques minutes après que l’information est relayée sur internet, des milliers de personnes commencent à envahir les points de vue sur l’incendie, ils furent sans doute des dizaines de milliers dans la soirée et des millions à regarder des images de l’incendie en boucle. Trois attitudes dominaient chez les spectateurs directs, ou plutôt proches, car ils passaient une bonne partie du temps à regarder leurs smartphones : le silence très majoritaire, les spéculations et les pronostics. Le silence est rarement bavard, mais on lisait dans les regards un mélange confus d’effarement attristé, de fascination coupable et d’excitation d’assister à un tel événement. Les spéculations émanaient d’un petit nombre de sidérateurs qui manifestaient, en prétendant espérer que ce ne soit pas un acte terroriste, leur adhésion à une vision guerrière du monde et des religions. Les pronostics restaient prudents, formulés en questions plus qu’en affirmations. Le sidérateur national, très temporairement soulagé d’une pénible soirée où il devait faire passer des vessies pour des lanternes, annonça penser aux français et aux catholiques avant que ses conseillers lui demandent de rectifier le tir. Mais la machine à sidérer était en marche et dès le lendemain les cérémonies nationales se multipliaient, les obligés usuellement pingres finançaient par centaines de millions d’euros des projets encore à définir, des communautés territoriales incapables d’entretenir leurs immeubles votaient des financements mirifiques pour un monument à des centaines de kilomètres de leur territoire et un général était chargé de botter le cul de ceux qui renâcleraient à exécuter le plan de cinq ans ou oseraient affirmer qu’ils fallait réfléchir avant de faire n’importe quoi. Le train paraissait impossible à arrêter.

Les désidérants y sont pourtant parvenus. Tout reposait sur une méthode et trois outils. Se mettre d’accord d’avance sur quelques principes et laisser chacun agir indépendamment, sans besoin de coordination ni de décision, condition de base pour que la désidération opère sans délai. Les outils étaient de ceux qu’on tend à négliger dans les hautes sphères : les savoirs, la mise en questions et l’affirmation des désirs. Ah les savoirs, outre le plaisir intense que procure leur partage, ils agissent comme dissolvant de la sidération. Il suffit à un médiéviste impliqué depuis longtemps dans des entreprises de désidération de rappeler que la cathédrale au temps de sa construction et dans les siècles qui suivirent ne fut pas le lieu principal du lien entre rois et église, lesquels rois étaient sacrés à Reims, mariés à Vincennes, enterrés à Saint-Denis et conservaient jusqu’à la révolution leurs reliques précieuses à la Sainte-Chapelle pour que s’effrite un peu du bien fragile roman national. Il suffit qu’il rappelle que les cathédrales sont le signe de l’immense prédation des évêques sur les revenus paysans2 pour que s’ouvre un débat bien contemporain. Il aurait pu rappeler que le 13e siècle fut celui du développement de l’inquisition et de modes de suspicion, de dénonciation et de surveillance qui ont hélas des échos contemporains soulignés par un autre historien. Tout cela dessinant en creux le besoin d’une vision contemporaine des conditions auxquelles de tels lieux font aujourd’hui sens. Ce débat n’a pas encore eu lieu, mais d’autres, périphériques, se multiplient à l’initiative de metteurs en questions. Ils ont effrité l’effet de sidération, et la soirée retardée n’en fut que plus évidemment une célébration du vide, sur fond de grèves des services d’urgence, par exemple.

Rien de tout cela n’aurait suffit sans les désidérants désirants. Le propre d’une oligarchie, c’est qu’elle ne désire que son pouvoir, qu’il soit celui de peu, mais tout de même assez pour se serrer les coudes. D’en avoir les signes, les postes mêmes, en mine le désir même puisqu’il n’y a rien qu’on désire pour les autres, pour tout un chacun. Les désidérants eux ont peu et désirent beaucoup, pas les signes du pouvoir mais mille choses dont nous portons le regret et l’imagination. Et ils ne les désirent pas que pour eux-mêmes, mais pour d’autres. À l’occasion ils se désirent les autres les unes au sens propre avec une violence qui les surprend. Ils désirent des petites choses et de celles qui ont de grands noms comme la justice et l’égalité, et beaucoup pour lesquelles ils n’ont pas de noms et qui pourtant comptent plus que ce pourquoi les grands se battent. Même si en français on a un peu oublié ce que le désir doit à l’absence des étoiles, même s’il faudra bien un jour qu’ils fassent pouvoir, ils en ont déjà.

  1. http://www.cnrtl.fr/definition/ataxie []
  2. Ici avec l’aide du pouvoir royal soucieux d’affaiblir le pouvoir des congrégations. []

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