Dans la première partie de son livre Le fil perdu, essais sur la fiction moderne, Jacques Rancière caractérise la transmutation du roman à l’âge moderne comme une révolution démocratique. Elle place à égalité les sujets de fiction en y installant les vies ordinaires, mais aussi les modes de récit en faisant place aux surprises, au hasard, à la contingence. La littérature n’est plus forcément mise en scène dans des styles normés de personnages héroïques reliés par des intrigues magistrales relevant de la nécessité ou de la vraisemblance. Il y a donc des livres qui explorent l’ordinaire dont nous sommes faits, les liens que le tissu social, les coïncidences, les ressources imprévues qui nichent en nous ou le désir tissent pour le pire et le meilleur. Mais Rancière affirme également que cette révolution démocratique est inachevée1, car elle laisse intacte la différence de position entre celui qui écrit et ceux qui sont écrits ou lisent. C’est dans l’inachèvement de cette révolution que se tient la variété des efforts du roman contemporain : les chemins sont multiples pour tenter de dépasser ce qui reste une limite de la démocratie littéraire.
Certains comme Gabriel Franck dans Laques ont choisi l’écriture fragmentaire laissant à charge du lecteur ce qui sépare les fragments, d’autres des écritures polyphoniques ou la multiplicité des voix est elle-même démocratie, d’autres d’éroder la distinction entre auteur et personnage en faisant du premier son propre objet de récit, d’autres encore comme Hélène Bessette dans 20 minutes de silence ou Philippe de Jonckheere dans Une fuite en Égypte de parcourir à chaque instant plusieurs possibles ou comme Paul Auster2 de suivre plusieurs voies dans le dépliement du récit de 4-3-2-1. D’autres enfin, dont Céline Curiol elle-même, ont mêlé les genres en se tenant aux confins des essais et de la poésie.
Dans Les lois de l’ascension, Céline Curiol associe plusieurs de ces chemins d’écriture, tout en innovant sur un point particulier et important. Quelques précisions sur le dispositif du livre : il se déroule sur quatre journées réparties sur les quatre saisons d’une année, et dans chacune, six chapitres se succèdent, dans un ordre fixe, narrant chacun la journée d’un personnage. Si l’on excepte deux sœurs, ces personnages ont tout pour ne pas se rencontrer, si ce n’est des coïncidences, de nom, de lieu, de hasards. Autour d’eux gravitent des personnages secondaires… qui ne le sont pas. On suit donc deux sœurs engagées dans des carrières professionnelles où elles tentent de faire vivre l’exigence du bien commun tout en y recherchant tout de même la reconnaissance d’institutions qui ont d’autres visées, une jeune femme dérivant des études vers un travail prolétarisé et l’hôpital psychiatrique, un immigré à la fin de son parcours professionnel dans une association de soutien qui cultive un jardin secret poétique, un psychanalyste en quête de reconnaissance publique qui au passage néglige sa famille et ceux qui l’entourent et un jeune en pleine radicalisation.
Un des effets du dispositif narratif est que de nombreux moments ou événements nous sont racontés plusieurs fois de points de vue différents, avec un travail d’écriture particulier pour le récit de chacun des personnages et des effets d’imprévus dans ce qu’on croyait prévisible. Tout cela est construit avec ce qui est la marque de Céline Curiol, une relation éthique à ses personnages, un refus des simplifications qui permettraient de surfer sur le déjà pensé. Car c’est là l’essentiel, tout ce beau monde pense, même le jeune radicalisé dans sa langue propre. Les autres pensent ce que sont et devraient être les médias, les conditions d’une vrai changement écologique dans nos vies et dans le monde, le rôle de l’écriture (ici de poésie) dans la construction d’une personne bien éloignée des stéréotypes du poète, l’action radicale contre ce qui pollue nos existences (ce n’est pas celle du radicalisé), les facettes du désir et les obstacles à l’amour (je ne vous dirais pas s’ils sont surmontables, mais c’est à lui que le livre est dédié), la conscience même chez ceux qui échouent de ce qui aurait pu être.
Celles et ceux qui écrivent des livres de 800 pages demandent aux lecteurs de faire route avec eux. Quand l’entreprise est réussie, ils leur donnent ce qui devient un compagnon littéraire, des personnages dont les mots sont la chair, des émotions et des surprises, des questions à garder avec soi plus que des réponses qu’on avait déjà. C’est ce que Les lois de l’ascension peut vous donner.
Les lois de l’ascension est paru chez Actes Sud en janvier 2021.
- En particulier dans les chapitres consacrés à la poésie et le théâtre. [↩]
- Que Celine Curiol a traduit et à qui elle fait hommage de son livre. [↩]