Dés à coudre

samedi 22 décembre 2018 § Commentaires fermés sur Dés à coudre § permalink

Ceci est le quarantième texte de la série Néotopies. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


dés à coudre
Il y a la maltraitance brutale. Refoulement, rétention, expulsion, privations de toit, de nourriture, d’eau, gazage, vol des biens aussi maigres que précieux, déni des évidences, prison, interrogatoire, mensonges forcés puis reprochés, non-respect des décisions de justice. Mais, avec le courage, l’ingéniosité et l’entraide, il en passe quand même entre les mailles de ces filets. Pas tant, mais trop pour les comptables du rejet des autres. Pour ceux-là qui passent encore on a inventé le supplice des mille coups d’épingles. Histoire de leur apprendre et qu’on n’appelle pas l’air et l’ouverture des frontières en voyant tout ce qu’ils nous apportent. Chaque coup d’épingle, c’est presque rien, tu as pris rendez-vous 10 jours avant sur internet pour déposer une demande à la préfecture et quand tu arrives tu n’es pas sur la liste. Tu ne vas tout de même pas en faire une histoire. Tu n’as pas de passeport et ton pays n’en délivre pas alors la banque refuse de t’ouvrir un compte en banque, tu ne peux pas toucher la bourse que ton lycée professionnel t’as obtenu, ça attendra bien sûr, et même si ça risque de faire des problèmes aussi pour le contrat jeune majeur et pour le titre de séjour, n’en fais pas un fromage. Tiens pour ce dernier, pour déposer le dossier, il fallait un timbre fiscal de plusieurs dizaines d’euros. Tu croyais que pour le titre lui-même, ce serait 19 € mais tu découvres qu’il y a une taxe en plus de 250 € parce que tu n’es pas rentré en France avec un visa et que pour un visa tu aurais payé 250 € et on ne va tout de même créer des inégalités. Le titre tu l’attends 3 mois exactement et comme le récépissé qu’on t’a donné n’est valable que 3 mois, tu est déjà revenu 5 ou 6 fois à la préfecture demander où c’en est, des heures d’attente à chaque fois et à chaque fois on te dit quelque chose de différent, qu’il est arrivé, qu’il est monté en haut mais pas encore redescendu, qu’il est toujours en production, que ça ne sert à rien de revenir avant le dernier jour demander une prolongation pour le récépissé, il faut venir seulement le dernier jour, et le dernier jour 6 heures d’attente, et quand par miracle tu passes – les miracles ça fait partie des coups d’épingle, enfin ça te prépares pour le prochain – tu passes donc et là on te dit qu’il faut payer 40 € de plus et tu ne sais pas pourquoi, 360 € ou plus pour obtenir un titre de séjour qui serait d’un an mais en fait il n’est que de huit mois, tiens dans 4 mois il faut que tu prennes rendez-vous pour le prolonger au même tarif ou plus cher, 45 € par mois pour l’équivalent étranger d’une carte d’identité gratuite et valable 15 ans. Et au fait, c’est pas tout, lors de la délivrance du récépissé, on t’a dit que les photos d’identité certifiées conformes ne l’était pas parce qu’avec ta peau noire il n’y a pas assez de contrastes et il faut que tu ailles chez un photographe qui lui éclairera mieux, et tu l’as fait 30 € les photos mais quand tu les amènes on te dit pas la peine on gardera les autres. Les coups d’épingle, c’est jamais un jour de répit. Même pas le temps de boire un jus de mangue pour fêter l’obtention du titre de séjour et tu reçois un mail sibyllin annonçant qu’il manque un avenant à ton contrat d’apprentissage préparé par une entreprise et l’enregistrement du contrat d’apprentissage est rejeté ce qui suspend son exécution, et tu mets un moment à comprendre que non rien du tout, il faut juste joindre un truc que les DRH d’une multinationale ont oublié de joindre. Jamais une journée sans qu’on te rappelle que tu n’as pas de droits juste des faveurs temporaires dont tu devrais déjà être bien content et que ça commence à suffire que tu râles tout le temps, tiens voilà un coup d’épingle de plus, ça t’apprendra. Et le pire, c’est que ce n’est pas quelqu’un de précis qui te le dit, c’est une multitude anonyme de gens qui se cachent les uns derrière les autres, le département derrière l’État, l’association dernière l’ASE, la banque derrière la réglementation. Et c’est vrai souvent, ils ne te veulent que du bien, mais ils font marcher la grande machine qui t’administre les coups d’épingle.
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Les désidérants

dimanche 28 avril 2019 § Commentaires fermés sur Les désidérants § permalink

Ceci est le quarante-et-unième texte de la série Néotopies. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


vengono pensieri di futuro, l’anziano dice che è la libertà
viennent des pensées de futurs, l’ancien dit que c’est la liberté
Erri di Luca, Aller simple, NRF Gallimard bilingue, trad. Danièle Valin

La sidération est l’arme des pouvoirs faibles et brutaux. Il y a plusieurs variétés de sidération. 15 ans auparavant un président avait théorisé la méthode d’une sidération par jour. Et je te sidère les chercheurs un jour, les roms le lendemain, les grenoblois le surlendemain. La méthode était un peu voyante, et le président suivant, son successeur et leur cohorte de ministres et conseillers avaient choisi la sidération opportuniste, saisissant les événements propices, chaque attentat, fait divers, prétendue submersion par des vagues de migrants ou catastrophe naturelle créant avec l’aide des chaînes d’information continue et des intermédiaires numériques un moment d’ataxie (incohérence de l’esprit, désordre des mouvements de l’âme1) propice à faire passer deux ou trois lois ou circulaires préparées de longue date. Comme tout ça ne passait tout de même pas inaperçu, il avait fallu matraquer solidement les récalcitrants, puis les mutiler franchement. Pendant ce temps, les vraies catastrophes, sociales, écologiques ou personnelles étaient remisées au magasin des temps futurs, vous ne voyez pas qu’il y a urgence de les ignorer. Bien sûr, il y en avait qui avaient commencé à s’agglutiner et s’émulsionner ferme, mais tout de même la sidération ne cessait de redonner un peu de vigueur aux pouvoirs naufragés, semblant défaire en vingt-quatre heures ce que les néotopies avaient patiemment édifié des mois ou des années durant.

C’est dire qu’il y avait besoin d’un antidote. Une dont les écrits résonnaient bellement avec les frémissements du temps avait suggéré que la considération pourrait jouer ce rôle, et bien sûr il en fallait. C’est cependant autour d’un autre dérivé du mot que s’est construite la réponse. En italien, desiderare, c’est désirer, façon je te désire grave mais aussi, comme en latin, aspirer à, regretter l’absence de. On reviendra au désir plus tard. Les désidérants n’ont pas choisi la facilité. Pour leur première action à grande échelle, ils ont entrepris de désidérer les masses stupéfiées par l’incendie d’un monument qui combinait d’être le siège d’une version particulièrement réactionnaire du catholicisme, d’avoir souvent servi à des chefs d’état à asseoir leur pouvoir à l’ombre du Dieu localement dominant, d’être pour tout un chacun, habitant ou touriste, un repère fondamental d’un paysage urbain sans pareil, et d’avoir donné lieu à des affrontements doctrinaux sur la restauration du patrimoine, ce dernier point n’ayant joué qu’un rôle mineur dans la sidération. Quelques minutes après que l’information est relayée sur internet, des milliers de personnes commencent à envahir les points de vue sur l’incendie, ils furent sans doute des dizaines de milliers dans la soirée et des millions à regarder des images de l’incendie en boucle. Trois attitudes dominaient chez les spectateurs directs, ou plutôt proches, car ils passaient une bonne partie du temps à regarder leurs smartphones : le silence très majoritaire, les spéculations et les pronostics. Le silence est rarement bavard, mais on lisait dans les regards un mélange confus d’effarement attristé, de fascination coupable et d’excitation d’assister à un tel événement. Les spéculations émanaient d’un petit nombre de sidérateurs qui manifestaient, en prétendant espérer que ce ne soit pas un acte terroriste, leur adhésion à une vision guerrière du monde et des religions. Les pronostics restaient prudents, formulés en questions plus qu’en affirmations. Le sidérateur national, très temporairement soulagé d’une pénible soirée où il devait faire passer des vessies pour des lanternes, annonça penser aux français et aux catholiques avant que ses conseillers lui demandent de rectifier le tir. Mais la machine à sidérer était en marche et dès le lendemain les cérémonies nationales se multipliaient, les obligés usuellement pingres finançaient par centaines de millions d’euros des projets encore à définir, des communautés territoriales incapables d’entretenir leurs immeubles votaient des financements mirifiques pour un monument à des centaines de kilomètres de leur territoire et un général était chargé de botter le cul de ceux qui renâcleraient à exécuter le plan de cinq ans ou oseraient affirmer qu’ils fallait réfléchir avant de faire n’importe quoi. Le train paraissait impossible à arrêter.
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  1. http://www.cnrtl.fr/definition/ataxie []

Les narrantes

mercredi 29 mai 2019 § Commentaires fermés sur Les narrantes § permalink

Ceci est le quarante-deuxième texte de la série Néotopies. Ni histoire, ni prédiction, ces textes accompagnent la naissance des néotopies à la façon d’un contrepoint.


Nous ne savons quoi faire de cet homo narrans devenu peu à peu homo publicans. Shahryar s’affole, tout à coup mille et une Shéhérazade se présentent à lui.
Lionel Ruffel, Trompe-la-mort, Verdier, 2019

L’information clé est la surrection d’un mouvement furtif dans la cité et plus généralement l’alterville. Avec pour mots d’ordre la fuite, l’invisibilité, l’intraçabilité, le brouillage, le flou.
Alain Damasio, Les furtifs, La Volte, 2019.

C’est une histoire de récits. Pas de romans nationaux. Ni des grands récits des avenirs radieux. Encore moins du story-telling de communicants. Pas même de ce que les anglophones appellent des narratives en se lamentant qu’on ne sache plus en produire qui soulèveraient les foules. Non, plutôt des récits semblables par leur multiplicité aux narrats post-exotiques, parce qu’ils permettent de continuer à vivre dans des temps et des lieux invivables, mais différents, parce qu’ils font vivre des agrégats, comme des organismes mono-cellulaires dont l’assemblage dessinerait des possibles devenirs sociaux.

Dans les ruines de l’université, il en était un qui s’intéressait depuis longtemps aux narrations, multiples par le nombre de récits mais aussi de celles qui les racontent, narrations qui trompent la mort ou rouvrent la vie après elle, comme les Mille et une nuits et le Décaméron. Il se demandait quels récits contemporains auraient la force dans des temps mortifères d’ouvrir des chemins qui valent. Il pensa les trouver dans certains projets d’écriture collective, plus ou moins anonymes, qui avaient suscité l’ire de politiques en quête d’ennemis intérieurs pour compléter l’invocation du risque terroriste et des submersions migratoires. Leur pitoyable échec à transformer les œuvres textuelles en preuves de méfaits matériels nous avaient il est vrai bien fait rire, même si leur obstination augurait mal des lendemains. En prime, la contestation – toute relative – de la position d’auteur dans ces textes avait de quoi séduire le narratologue. Ces textes, cependant, souffraient d’une étrange habitude, loin enracinée, qui consiste à ne s’enthousiasmer que pour une population indéterminée, supposée réunie dans des territoires temporairement libérés, chaque individu considéré en particulier trouvant peu de grâce à leurs yeux surtout s’il se mêle de penser un peu différemment. Même si on se réjouissait des déconvenues des croque-morts, il y avait finalement un risque à les laisser désigner en les stigmatisant les récits qui nous rouvriraient la vie. Un autre narrateur, issu d’une frange considérée comme marginale, avait longtemps mûri un narrat nettement plus inclusif, où des constructeurs de cabanes, des hackers voisinaient avec des proferrants (faisant cours au hasard des lieux délaissés), des constructeurs d’armes neutralisant celles qu’on dit non létales, des philologues, des permacultivateurs et des écholologues1. Il n’est pas sûr que les narrantes en aient eu connaissance.
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  1. J’utilise ce terme, dû à @echolology, en référence aux activités d’analyse et de production sonores d’un des personnages des Furtifs. []

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